Grands yeux et grandes dents :
Doré illustrateur de Perrault

- Pierre Michel
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Fig. 1. Bertall, « Les révélations brutales », 1846

Fig. 5. G. Doré, « La lecture des contes
en famille », 1862

Fig. 8. G. Doré, « En disant ces mots,
il coupa la gorge à ses sept filles », 1862

Fig. 15. G. Doré, « Le Chaperon rouge fut
bien étonné… », 1862

- Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux !
- C’est pour mieux voir, mon enfant !
- Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents !
- C’est pour te manger !

      Le XIXe siècle est livré tout entier aux démons de la vue croqués par Bertall en tête d’un chapitre des Petites misères de la vie conjugale (fig. 1 ) [1]. L’image y est partout, dans la rue, dans les livres, et l’on pourrait composer, de textes et de vignettes, une Histoire de l’œil qui irait, dans un papillotement frénétique, du lorgnon d’Henri de Marsay (fig. 2 ) [2] et du monocle du démon Flammèche (fig. 3  ) [3] à l’œil dans la tombe de Caïn, des animaux exophtalmiques de Grandville (fig. 4 ) [4] aux planètes exorbitées des dessins de Hugo.
      Les enfants n’échappent pas à cette hypertrophie générale du regard. Lorsqu’en 1862 Gustave Doré, « tout en composant intrépidement (…) sa grande & sombre illustration de Dante », commente les Contes de Perrault « dans le même format splendide, comme pendant et comme contraste » [5], il exalte, dès le frontispice du livre (fig. 5 ), tout ce cérémonial spéculaire qui s’est emparé de l’imaginaire collectif, et qui préside au processus même de la création, dans un perpétuel va-et-vient entre texte et image. Symétrique, dans l’iconographie de l’époque, de la lecture du journal au café (fig. 6 ) [6], la Lecture des contes en famille ordonne le monde autour du livre ouvert sur ses genoux par une grand’mère peut-être un peu fée – la suite des images nous le confirmera (voir les figs. 9  et 35 ). Elle y convie ses petits-enfants et leurs jouets au spectacle de l’égorgement de garçonnets, de fillettes ou de citrouilles (figs. 7, 8 et 9 ) et enfin, dans la dernière image du livre, à celui de la mort violente de Barbe-Bleue (fig. 10 ). Au premier plan du frontispice, un pantin dégingandé tourne des yeux révulsés vers le lecteur, et semble l’inviter à entrer dans le cercle des regards (fig. 5 ). Et dès la vignette de titre, sommaire graphique de son contenu (fig. 11 ) auquel correspond à la fin du volume une Table où lire enfin la légende des gravures, le livre emmène les enfants à cheval sur son dos en compagnie de ses personnages, le Poucet, le Chat botté, l’Ogre armé de son coutelas, Riquet à la Houppe, Barbe-Bleue et une silhouette noire armée d’une longue baguette, la Fée des Lilas, marraine de Peau-d’Ane, ou peut-être la méchante reine-mère « de race ogresse » qui voudra « manger la petite Anne (…) à la sauce Robert » (p. 44). Enfin, aux dernières pages, trônant grand ouvert sur un lutrin (fig. 12 ), il lancera deux terribles cavaliers vers l’ultime curée (fig. 13 ).
      Hors-texte, et rompant délibérément avec le foisonnement parasitaire ou tyrannique de l’illustration romantique, les images investissent l’Introduction que l’éditeur Hetzel a signée de son nom de plume, P.-J. Stahl. Dans les regards entrecroisés des personnages et des lecteurs, enfants et adultes, elles fixent l’instant qui précède la dévoration pour proposer, mi-voilés, mi-dévoilés, quelques éléments pour une Psychanalyse des contes de fées. Tout yeux et dents, le Loup s’y précipite gueule ouverte sur la grand’mère, mais reste figé dans son élan, comme dans sa chute le lorgnon de la bonne vieille (fig. 14 ), avant de couler vers le Chaperon des œillades significatives (fig. 15 ). Dès avant le premier « Il était une fois », l’Ogre, ventre énorme et yeux globuleux, est installé à sa table encombrée des reliefs macabres de son repas et projette déjà de croquer Poucet et ses frères, sous les yeux attentifs de sa femme (fig. 16 ). Mais Thècle, la petite fille de Nodier, à qui Stahl a lu le conte du Chaperon pourra remercier le « gentil (…) petit loup » d’avoir épargné la galette préparée par sa mère (p. XIII-XIV), et se rassurer face à l’image de l’Ogre, car « les fées ont endormi dans leurs sourires plus d’enfants que les grotesques yeux des ogres n’en ont tenus éveillés » (p. XVIII).
      C’est le parcours de la dévoration à cette autre dévoration, la lecture, qu’organise le système des images. Ce livre où se chercher, comme le Poucet (fig. 17 ) et Peau-d’Ane (fig. 18 ) dans le miroir trouble des eaux, offre le spectacle permanent de regards échangés, prodigués, fixes ou égarés : regards de l’innocence, ou regards du pouvoir des ogres et du savoir des fées, regards de la convoitise et de la concupiscence, les uns sagement, ironiquement ou vainement protégés par de fragiles bésicles, les autres furieusement exorbités et dévorateurs (figs. 14a, 16a, 21a et 35a ).

 

>suite

[1] Balzac, Petites misères de la vie conjugale, illustrations de Bertall, Chlendowski, 1845, p. 273.
[2] « Un froid mortel saisit [Lucien de Rubempré] quand de Marsay le lorgna ; le lion parisien laissa retomber son lorgnon si singulièrement qu’il semblait à Lucien que ce fût le couteau de la guillotine », Balzac, Illusions perdues, ancienne Pléiade, t. IV, p. 624, et Grandville, Petites misères de la vie humaine, 1843, nlle éd., Garnier, s. d., p. 65.
[3] Le Diable à Paris, Hetzel, nlle éd., s. d., dessin de Gavarni, Prologue, p. 58.
[4] Grandville, Scènes de la vie privée des animaux, 1842,Titre-frontispice.
[5] Les Contes de Perrault, Dessins par Gustave Doré, Hetzel, 1862, Introduction Sur les Contes des Fées par P.-J. Stahl, p. XIX. Les références à cette édition seront données entre parenthèse dans le texte.
[6] Balzac, Petites misères de la vie conjugale, p. 206 : « Comment Adolphe fait son apprentissage en littérature ».