Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay

- Philippe Maupeu
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      La bande dessinée est avec le film d’animation un des lieux privilégiés d’une mise à l’épreuve par les moyens graphiques de la plasticité des corps : aussi bien, avant les super-héros des Comics américains, chez des auteurs burlesques comme Cliff Sterrett ou Elzie Crisler Segar, que dans la tradition franco-belge – Uderzo, Morris, Gotlib ou Franquin (que l’on songe aux multiples applications du latex dans Gaston par exemple). Bande dessinée et dessin animé soumettent volontiers le corps à des déformations plastiques réversibles ou irréversibles (torsion, compression, étirement, dilatation etc.), souvent même réversibles alors qu’on les supposait irréversibles (le chat Tom ou Will Coyote dans le dessin animé se relèvent toujours des déflagrations qui leur sont infligées).
      Cette plasticité dans la bande dessinée concerne non seulement la figure, le « contenu » graphique, mais également son contenant. Le « multi-cadre » est lui-même pourvu d’une certaine plasticité : comme le rappelle Benoît Peeters, la case de BD est par excellence « élastique », elle peut adopter des formes et des tailles variées [1]. Franquin appelait « gaufrier » les planches construites selon un quadrillage régulier (ainsi chez Bretécher, ou dans Louis Riel de Chester Brown). Pour dire la rigidité, Franquin utilise une image éminemment plastique, celle du moule dans lequel couler la pâte (pâte qui s’écoule à la fois dans les alvéoles des cases et dans leurs interstices, ce qu’on appelle la gouttière). Mais le gaufrier n’est qu’un moule parmi d’autres : il y en a de tailles et de formes diverses, de toutes les sortes (même si le format oblong domine). La plasticité de la figure est contenue par la rigidité d’un cadre (case, multi-cadre). à moins que le cadre, sous la poussée de la figure, ne soit soumis à son tour à une déformation plastique. Pour filer l’image culinaire de Franquin : le moule imprime sa forme à la pâte, mais il se peut aussi que la pâte en gonflant en vienne à déformer le moule – c’est dire l’étendue des pouvoirs plastiques de la BD.
      En tant qu’art séquentiel, la bande dessinée obéit la plupart du temps à une logique temporelle et narrative qui règle l’enchainement de ses vignettes. Le dispositif ou système plastique auquel sont soumis les personnages, tel qu’on pourrait le concevoir dans le cadre d’une expérimentation mécanique ou chimique, s’y articule à une narrativité. Il ne s’agit donc pas seulement de penser les phénomènes de compression ou de dilatation entre contenant et contenu, cadre et figure, mais de penser ces phénomènes en tension dynamique avec le mouvement du récit, son rythme, sa pulsation ; « dialectiser », ce qui relève d’une part du « plastique » (que l’on pourrait assimiler à du non-narratif) et d’autre part du séquentiel, du temporel, du chronologique, du narratif.
      Les interactions entre plastique et narratif en BD opèrent selon des modalités diverses :

 

– l’effet plastique l’emporte sur la dynamique narrative lorsque l’utilisation de la mise en page est purement « décorative », selon l’analyse de B. Peeters (Op. cit., p. 58) : dans ce cas, la dimension tabulaire de la page et les effets plastiques qu’elle exhibe (forme et taille du cadre, chez un Druillet par exemple) priment sur la construction narrative ;
– mais le récit peut également se régler sur des modifications plastiques : les déformations plastiques qui affectent la figure, qu’elles soient graduelles ou brutales, réversibles ou irréversibles, font l’objet même du récit.

 

      L’œuvre de Mc Cay est à plus d’un titre au cour de ce jeu d’expérimentation graphique : elle joue à la fois librement sur les déformations qui affectent le contenu et le contenant, la figure et le cadre, le second pouvant contraindre ou au contraire accompagner les déformations de la première. Le récit chez Mc Cay se fait souvent récit de ces déformations mêmes : la progression graduelle et l’amplification des déformations dont la figure fait l’objet sont orientées par l’attente de la catastrophe, du « plasticage » final (Catherine Malabou rappelle ce que ce terme doit au plastic [2]). Mais l’œuvre de Mc Cay nous intéressera ici également à un autre titre : Mc Cay utilise systématiquement dans deux de ses séries (Little Nemo in Slumberland, et The dream of the rarebit fiend) le rêve non seulement comme dispositif énonciatif du gag (c’est un point qui a été bien étudié) mais également comme objet. Selon Benoît Peeters, chez Mc Cay, « l’onirisme est moins un thème qu’une forme » [3] : il me semble qu’il faille au contraire prendre au sérieux le choix de la forme-rêve dans son lien à l’inconscient.
      Mc Cay est l’exact contemporain de Freud et de Bergson ; le premier pense le rêve dans les termes d’un travail mécanique de figuration, ce qui impliquerait une forme de « modelage » psychique même si Freud a toujours accordé la primauté au langage sur l’image (que ce soit à travers les mots d’esprits, les lapsus, ou le jeu sur le signifiant qui élabore le rêve comme un rébus) ; le second pense l’intelligence et le processus vital dans des termes ou des images « plastiques ». Ainsi dans L’Evolution créatrice en 1907 : « l’évolution de la vie continue une impulsion initiale » ; « La vie tout entière, animale et végétale, dans ce qu’elle a d’essentiel, apparaît comme un effort pour accumuler de l’énergie et pour la lâcher ensuite dans des canaux flexibles, déformables, à l’extérieur desquels elle accomplira des travaux infiniment variés » [4]. Ailleurs, à propos de l’indifférenciation relative des espèces au niveau cellulaire puis embryonnaire : « on peut se demander si une même matière vivante présente assez de plasticité pour revêtir successivement des formes aussi différentes que celles d’un Poisson, d’un Reptile et d’un Oiseau » [5].
      Mc Cay n’a été influencé ni par Bergson ni par Freud, mais Bergson et Freud peuvent nous aider à penser le rapport entre plasticité graphique et tension narrative dans son lien avec une forme de plasticité ou a contrario de rigidité psychique : plasticité des processus du rêve, du fantasme, susceptibles de variations formelles, ou au contraire phénomènes de clivage, de traumatisme, interrompant le « flux vital » qui court et se canalise dans l’invention formelle (pour appliquer à Freud une image de Bergson). Or, il semble que cette articulation entre plasticité graphique et psychique trouve son point d’ancrage dans le roman familial de Mc Cay : l’un des points de mon propos sera de relire, par le biais de la notion de plasticité, l’œuvre de Mc Cay à la lumière de la biographie écrite par John Canemaker (2005) [6] et d’apporter un éclairage un peu différent sur l’une et sur l’autre.
      Les quatre œuvres dont il va s’agir ici sont des séries datant des années 1904-1914, la période où la bande dessinée occupe la part la plus importante de l’activité graphique de Mc Cay. Ces quatre séries ont été publiées dans des périodiques, soit en semaine soit dans le supplément dominical de journaux new yorkais, le New York Herald et le New York Evening Telegram. Elles n’ont jamais été réunies en album du vivant de son auteur. Mon titre associe chaque série à un objet : à Little Sammy Sneeze, le ressort ; au Pilgrim’s Progress, l’élastique (provisoirement), puis le noyau ; au Dream of a rarebit fiend, la fondue [7]. Il est difficile de résumer Little Nemo à une formule, mais il tient à n’en pas douter beaucoup plus de la fondue. Chaque objet vaut comme métaphore du mécanisme narratif de chaque série, dont le « ressort », justement (à l’exception du noyau) , repose sur la déformation plastique. Bergson dans Le Rire, en 1900, décrit la physiologie du rire dans les termes d’un « mécanisme intérieur » qui se déclenche à la vue d’une « certaine raideur de mécanique » dans le corps, ou à « une certaine inélasticité des sens et de l’intelligence » [8]. Bergson propose « quelques modèles de fonctionnement du comique » : à travers les exemples de jeux qu’il donne, il faut, précise-t-il, « retenir la formule abstraite dont ces jeux sont des applications particulières » : le diable à ressort, le pantin à ficelles, la boule de neige (où les variantes de ce même modèle : le château de cartes qui s’écroule, les soldats de plomb qui se renversent), sont des modèles mécaniques du comique. Je précise que ma catégorisation ne recouvre pas exactement la sienne (je ne parle pas du pantin car il n’implique pas de rapport au temps, et ma fondue est proche de sa boule de neige).

 

>suite

[1] B. Peeters, Lire la bande dessinée, Flammarion, « Champs », 1998, p. 20.
[2] C. Malabou, Plasticité, Paris, L. Scheer, 2000.
[3] Little Nemo, 1905-2005. Un siècle de rêves, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2005, p. 5.
[4] H. Bergson, L’Evolution créatrice, PUF, « Quadrige », 2007, p. 247.
[5] Ibid., p. 23.
[6] J. Canemaker, Winsor Mc Cay, his life and art, New York, Harry N. Abrams, INC Publishers, 2005.
[7] Traduit en français sous le titre du Rêve d’un amateur de fondue au chester. Le welsh rarebit, d’après ce que j’en lis, est une tranche de pain grillé recouverte de fromage fondu, souvent mélangé avec de la bière ou de la moutarde.
[8] H. Bergson, Le Rire, Paris, PUF, « Quadrige », 1995, p. 8.