Images jésuites entre Europe et Chine :
métissage et traduction

- Andrea Catellani
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      Dans l’image chinoise, l’« évidement » des figures, causé par l’absence de la construction des volumes avec les ombres et le clair-obscur, est accompagné par la condition d’ouverture de la maison. Globalement, l’image passe d’un sens de « plénitude » occidentale, de foisonnement à explorer de façon analytique, à un effet de simplicité synthétique, où on trouve des vides qui font « respirer » les choses, qui les immergent dans un tout dynamique en mutation. Ici, nous trouvons le cœur de la transduction opérée : le plein européen, baroque et jésuite, s’oppose à la collocation des pleins dans un vide fondamental, un espace ouvert, en Chine. Il faut aussi rappeler que Marc Fumaroli définit le style de la rhétorique jésuite de l’époque comme une tentative de « dire tout avec tous les moyens », et donc comme un style cognitif et expressif de multiplication didactique et persuasive [20]. En Chine en revanche, à la même époque, c’est l’aura des figures qui doit apparaître, c’est leur condition de présence partiellement cachée dans le vide qui les entoure et les « remplit », dans l’infini.

 

Conclusions : au-delà de l’image matérielle

 

      Nous avons tenté de montrer quelques cas de changement, de « métissage » et de conservation, à plusieurs niveaux, qui se produisent dans le passage de l’image occidentale à l’image chinoise. La « haute définition » desEvangelicae Historiae Imagines, portées par les Jésuites en Chine, mais aussi les aspects dramatique, didactique et analytique, étaient pour les lettrés chinois (plus favorables à une peinture intériorisée) des motifs de dépréciation, au-delà de l’émerveillement initial pour le réalisme, supérieur à celui des images chinoises. Mais l’aspect que nous voulons souligner est autre. En effet, les deux cultures visuelles proposent d’aller au-delà du visible, du perceptif, même si cela se réalise selon deux mouvements différents. En Europe, l’iconicité est complétée, l’illusionnisme est réalisé, mais il est ensuite comme traversé et brisé par les débrayages et par la prise en charge de l’image par le texte verbal. En Chine, ce qui était dans l’original européen la rupture d’une icone à haute définition devient simplification de l’image, avec des figures réduites à des espaces vides entourés de lignes, avec une raréfaction figurative, et avec l’ouverture de vides même entre les figures : toutes ces opérations laissent circuler l’énergie, le souffle vital, et permettent d’intérioriser l’image, de l’embrayer sur la subjectivité. L’embrayage européen sur le sujet est opéré par le texte verbal, celui chinois est déjà dans l’image visuelle. En Europe, nous passons de la haute définition figurative à la haute définition cognitive, jusqu’à la haute définition passionnelle dans la méditation écrite, qui est pleine d’appels aux affections et à la rencontre directe avec les personnages évoqués. En Chine, l’icône est incomplète, la raréfaction des figures et entre les figures fait apparaître la dimension dynamique interne, spirituelle de l’être. Comme on l’a déjà montré, la théorie de la peinture chinoise est remplie de réflexions sur l’inachevé comme ouverture à l’au-delà de l’image. Comme nous le dit encore François Cheng, « l’image vise à créer un espace médiumnique où l’homme rejoint le courant vital ; plus qu’un objet à regarder, un tableau est à vivre » [23]
      Nous trouvons alors une syntonie profonde et non immédiatement détectable entre la tendance globale anti-iconique chinoise, présente dans l’Annonciation de 1619, et les images pour la méditation de Nadal et des artistes européens. Dans les deux cas (avec l’apparat verbal-visuel, ou avec la raréfaction et l’ouverture), on invite la subjectivité à s’activer pour « compléter » et animer l’image, pour l’intérioriser, en l’utilisant comme support pour une activité spirituelle de méditation et prière. La continuité iconique est donc interrompue, dans les deux cas, pour faire place à une continuité d’un ordre supérieur, une continuité imaginative et, après, spirituelle. L’image devient donc le lieu d’une rencontre avec le divin, et en particulier, en Chine, de la rencontre avec l’énergie même de l’univers, l’esprit/Esprit Saint, qui parcourt le ciel, la terre et l’homme, qui sont les trois pôles de l’univers chinois.

 

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[22] Voir M. Fumaroli, L’Ecole du silence. Le sentiment de l’image au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994.
[23] Fr. Cheng, Vide et plein, Op. cit., p. 101.