Du roman-photo aux romans-photos
- Jan Baetens
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Fig. 1. S. Reda, "Nel fondo del cuore", 1947

Fig. 2. M.-Fr. Plissart, Droit de regards, 2010

Figs. 3a et 3b. M.-Fr. Plissart, Aujourd’hui, 1993

Anciens et nouveaux débats sur le roman-photo

 

      Qu’on l’aborde en termes de « genre », de « médium » ou, de manière plus générale encore, de « pratique culturelle », une même constatation s’est souvent imposée à ceux qui étudient le roman-photo : l’indigence, véritable ou supposée, de cette forme photographique honnie (fig. 1) [1]. La pauvreté en question affecte ou contamine tous les aspects du roman-photo, du plus infime au plus englobant. Sont visés ainsi :

 

• les images elles-mêmes, auxquelles on reproche d’adopter systémiquement la même esthétique surannée, privée de toute invention et imagination : mêmes angles de vue, mêmes distances, mêmes poses, mêmes décors, par exemple 
• les mises en page des magazines, où l’on remarque surtout l’absence de toute liberté et de toute créativité, à la différence des audaces que se permettent fréquemment le photoreportage ou la bande dessinée ;
• les rapports texte/image, soupçonnés de réduire la part visuelle à un rôle purement illustratif, comme si le roman-photo restait encore et toujours une forme de lecture prioritairement verbale ;
• les récits, inexorablement enfermés dans le répertoire figé des lieux communs de la narration sentimentale ;
• enfin l’univers fictionnel et culturel lui-même, sans aucun rapport avec la « vraie vie », mais aussi sans le charme de l’authentique fiction.

 

      A première vue, la condamnation inconditionnelle du roman-photo et les arguments sans cesse ressassés contre son imbécillité et son conservatisme ont de quoi rendre muets les défenseurs de ce fleuron représentatif des industries culturelles de l’immédiat après-guerre (le roman-photo tel que nous le connaissons encore aujourd’hui, naît en 1947) [2]. La sortie de Roland Barthes contre la bêtise traumatisante du roman-photo n’a rien arrangé non plus, en dépit de sa formulation finalement très prudente, qu’il n’est pas interdit de relire comme une annonce de l’esthétique du punctum :

 

Il est d’autres arts qui combinent le photogramme (ou du moins le dessin) et l’histoire, la diégèse : ce sont le photo-roman et la bande dessinée. Je suis persuadé que ces « arts », nés dans les bas-fonds de la grande culture, possèdent une qualification théorique et mettent en scène un nouveau signifiant (apparenté au sens obtus) ; c’est désormais reconnu pour la bande dessinée ; mais j’éprouve pour ma part ce léger trauma de la signifiance devant certains photos-romans : leur bêtise me touche (telle pourrait être une certaine définition du sens obtus) ; il y aurait donc une vérité d’avenir (ou d’un très ancien passé) dans ces formes dérisoires, vulgaires, sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation [3].

 

      Toutefois, une connaissance moins superficielle du corpus montre la diversité et la richesse du roman-photo, jusque dans ses formes les plus conventionnelles, celles de la revue italienne Grand Hotel et de sa semi-copie française Nous Deux. Contrairement à ce que l’on pense souvent, le roman-photo même conventionnel a évolué dans le temps (c’est surtout l’absence de toute mémoire institutionnelle qui nous empêche de le voir), tandis que, chaque jour davantage, des historiens du genre dévoilent des pans totalement obscurcis d’un « format » qui ne s’est pas toujours contenté de banalement mettre en récit et en pages les pires stéréotypes du roman sentimental (c’est ainsi qu’on a exhumé récemment des rencontres passionnantes entre roman-photo et ciné-roman [4]) et que la multiplication de blogs et de vlogs sur Internet est peut-être en train de donner un nouvel élan au roman-photo (on en verra plus loin au moins un exemple).
      Il existe cependant une autre façon encore de défendre le roman-photo, moins axée sur la valorisation du patrimoine que sur l’exploration des frontières entre le format traditionnel (Grand Hotel, Nous Deux et les dizaines de publications concurrentes, dont la seule énumération serait un vrai ready made poétique) et une manière très différente de photographier et de raconter qu’est la séquence photographique, pratique ancienne s’il en est [5] mais qui se voit propulsée sur le devant de la scène dans les années conceptuelles et minimalistes (1960-1970) [6]. Certes, beaucoup de séquences ne sont que très marginalement narratives, même s’il se trouve des auteurs pour établir un lien presque naturel entre séquence et récit [7]. Toutefois, plusieurs artistes que l’on peut situer à tel ou tel moment de leur carrière dans la mouvance minimaliste ou conceptuelle, se sont réclamés directement ou indirectement du roman-photo (on reviendra plus loin sur l’exemple connu de Duane Michals) mais les rapports avec le modèle du roman-photo ne sont pas moins attestés dans certaines œuvres de Bernard Plossu [8], de Sophie Calle [9], ou, de façon on ne peut plus explicite, de James Coleman [10].
      Le rapprochement de ces deux domaines, le roman-photo et la séquence photographique, a sans aucun doute affecté notre perception et notre évaluation du premier. On a commencé ainsi à voir partout du « photoromanesque » [11]. Cependant, les transformations en questions n’ont pas toutes été bénéfiques.
      D’une part, il est certain que l’émergence et la légitimité culturelle de la séquence photographique, narrative ou non, a eu des effets favorables sur le roman-photo, tout comme elles ont élargi utilement nos idées sur la photographie. L’intérêt pour la séquence a préparé en effet la mutation fondamentale d’une conception figée de la photographie qui va s’effriter dans les années 1980 et 1990 : la photographie s’éloigne de l’instantané et du documentaire pour s’ouvrir à la fiction et à la mise en scène. De même, l’accent mis sur la séquence, et non plus sur l’instant décisif, encourage plusieurs artistes à revenir sur le roman-photo, qu’ils cherchent à s’approprier sur d’autres bases. Le travail de Marie-Françoise Plissart (fig. 2), qui publie dans les années 1980, souvent en collaboration avec l’écrivain Benoît Peeters, plusieurs romans-photos aux éditions de Minuit, en reste l’exemple le plus impressionnant qui soit [12].
      D’autre part, le désavantage paradoxal de ces transformations semble avoir été de figer encore davantage le roman-photo traditionnel. Tout le monde est en effet à la recherche de quelque chose de neuf, mais la nouveauté est toujours vue comme la négation d’un modèle monolithique qui se trouve rejeté farouchement du côté des vieilleries. Corollairement, les artistes les plus ambitieux prennent bien soin de souligner cette différence par le recours à d’autres étiquettes génériques. Aujourd’hui, toujours de Marie-Françoise Plissart [13], porte ainsi l’indication « suite photographique » (figs. 3a et 3b).

 

>suite

[1] Pour plus de détails sur l’histoire du roman-photo, voir Jan Baetens, Pour le roman-photo, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010, plus particulièrement le chapitre « Soixante ans de romans-photos », pp. 5-93.
[2] Un examen minutieux des polémiques ayant environné le roman-photo à ses débuts est donné par Sylvette Giet dans Nous Deux 1957-1997. Apprendre la langue du cœur, Louvain/Paris, Peeters/Vrin, 1998. Cette étude rappelle utilement que l’opposition au roman-photo unissait solidairement la gauche et la droite, le PCF et l’Eglise catholique. La méfiance à l’égard du roman-photo relevait plus largement d’un rejet de la culture de masse, qui n’était pas totalement dénué de réflexes protectionnistes (on sait que la fameuse loi sur les publications pour la jeunesse de 1949 cherchait non seulement à censurer certaines bandes dessinées jugées trop « violentes » mais aussi et surtout à renforcer la production locale française).
[3] R. Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, pp. 59-60. L’auteur renchérira sur ce premier texte (qui date en fait de 1970), en écrivant dans Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977 : « Nous Deux – le magazine – est plus obscène que Sade » (p. 211).
[4] Voir surtout G. Fiorentino, Sorrento. Un set per Sofia, Naples, Eidos, 1995 (sur le tournage, puis la publication sous forme de roman-photo du film de Dino Risi, Pane, amore e…) et Emiliano Morreale, Lo schermo di carta, Milan, Il Castoro, 2007 (catalogue d’une exposition à la cinémathèque de Turin). On y ajoutera utilement les actes du colloque d’Udine sur les diverses manières de raconter l’image cinématographique, où l’on trouve également quelques articles sur le ciné-roman-photo : A. Autelitano et V. Re, Il racconto del film/Narrating the film. La novellizzazione : del catalogo al trailer/Novelization : from the catalogue to the trailer (XII International Films Studies Conference), Udine, Universita degli Studi di Udine, 2006. Enfin, il convient de mentionner également la thèse en cours de Stefania Giovenco sur le ciné-roman-photo des années 1950 et 1960.
[5] Voir M. A. Sandweiss, Print the Legend. Photography and the American West, New Haven, Yale University Press, 2002, pour une analyse de la photographie séquentielle et narrative au XIXe siècle.
[6] Pour un aperçu, voir A. Moeglin-Delcroix, Livres d’artistes, Paris, BPI Beaubourg/Herscher, 1985.
[7] Pour une discussion de ces problèmes, voir J. Baetens et M. Bleyen, « Photo Narrative, Sequential Photography, Photonovels », dans M Grishakova et M.-L. Ryan, Intermédiality and Storytelling, Berlin, De Gruyter, « Narratologia », 2010, pp. 165-182.
[8] Voir Surbanalismes, Paris, éd. du Chêne, 1972.
[9] On pense surtout à Suite vénitienne, suivi de Jean Baudrillard, Follow Me, Paris, éd. de l’Etoile, 1983.
[10] R. Krauss, « "And Then Turn Away": An Essay on James Coleman », October 81, 1997, pp. 5-33.
[11] Cette envie de « dissoudre » le roman-photo dans le champ plus vaste du « photo-romanesque » n’est pas sans rappeler un peu de ce qu’avait proposé Roland Barthes pour l’opposition du roman (comme pôle négatif de l’opposition, le pôle de la loi) et du romanesque (comme pôle positif, le pôle du désir). La suggestion que les champs du roman et du romanesque ne se recouvrent pas nécessairement, peut en effet s’étendre au roman-photo. Tout comme on peut trouver un romanesque hors roman, il existe un photo-romanesque bien au-delà des limites de l’objet de tous les ressentiments, le roman-photo traditionnel.
[12] Voir surtout M.-Fr. Plissart, Droit de regards. Avec une lecture de Jacques Derrida, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010 (première édition : Paris, Minuit, 1985).
[13] M.-Fr. Plissart, Aujourd’hui, Zelhem, Arboris, 1993.