
Comment un lieu devient-il commun ?
La grotte de Calypso (Fénelon, Marivaux,
Lesage)
    - Christelle Bahier-Porte
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Indéniablement séductrice, cette description relève aussi du piège dans lequel tombe l’ignorant Télémaque, le piège de cette « mollesse » toute féminine constamment mise en cause dans l’ouvrage [15]. La description n’est pas une pause ornementale mais s’inscrit dans le programme pédagogique du roman, retrouvant finalement l’origine judiciaire de l’argumentum a loco. Mais elle est aussi un emblème esthétique de l’ouvrage de Fénelon : imitant Homère, reprenant un topos, le locus amoenus, Fénelon place son roman sous le signe de l’imitation des modèles antiques. Au risque de la « mollesse » morale, s’ajouterait alors le risque de ce que Philippe Sellier appelle une « mollesse » de la lecture, une lecture rendue confortable par l’usage des clichés [16], ou dans le cas qui nous intéresse, des lieux communs. Notons que le risque d’une infinie reproduction du même est contenu dans le texte : l’île de Calypso semble se reproduire dans ces « îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui port[ent] leurs têtes superbes dans les nues ». C’est précisément contre cette « mollesse » stérile que les romanciers parodistes vont s’élever.
Le château de Mélicerte (Marivaux, 1714-1715 ?) – Les leçons du travesti
      Avec le travesti de Marivaux, le locus amoenus enchanteur et enchanté se métamorphose en un lieu des  plus communs : un château délabré à la campagne. Ce qui ne signifie pas  que le charme n’agit plus. Par le biais de la « parodie burlesque »,  c’est ainsi qu’il définit son ouvrage dans la préface [17], Marivaux propose une réflexion sur les limites de  l’imitation en confrontant le roman à une réalité certes bien  « commune », et décrite avec les conventions du travestissement  burlesque – il ne s’agit pas ici de « réalisme » au sens strict du  terme – mais « originale » et humaine. Nous dirions volontiers que  Marivaux donne à Fénelon une leçon de « naïveté » ou, moins  brutalement dit, propose une nouvelle forme de « naïveté » propre au  roman moderne.
        Le  Télémaque travesti a probablement été rédigé dans les années 1714-1715  en même temps que L’Homère travesti publié en 1716, travestissement burlesque au sens strict sur le modèle du Virgile Travesti de Scarron : il  s’agit d’une réécriture en octosyllabes des douze chants de L’Iliade traduits par Houdar de La  Motte. Les deux ouvrages s’inscrivent clairement dans la querelle des Anciens  et des Modernes contemporaine, aussi appelée querelle d’Homère. Leur ambition  commune est de désacraliser le « divin Homère », de dénoncer le  « fanatisme » de ses disciples et d’apprécier Homère « à sa  juste valeur », c’est-à-dire en le replaçant dans le cours de l’histoire  et en tenant compte des progrès de l’esprit humain [18]. Il n’est d’abord question que d’Homère dans la  préface du Télémaque travesti,  Fénelon n’est évoqué que de manière implicite. L’auteur de l’Avant-Propos se  présente d’emblée comme un « criminel » coupable d’un  « sacrilège », lui qui a préféré le travestissement comique à  l’imitation sérieuse d’un « grand homme » (Fénelon) : « ce  n’est pas ainsi qu’en a agi le grand homme qui n’a pas dédaigné de tirer des  portraits de la sagesse et de l’héroïsme d’après les modèles que lui  fournissaient Homère ».
        L’auteur entend montrer, par le biais de ce  « renversement épouvantable des caractères », que les héros de  Fénelon, « malgré l’imposteur et brillant aspect avec lequel [il les]  représente » ne sont mus que par la vanité. L’imitation choisie par  Fénelon, qui fait du modèle homérique un modèle tant esthétique qu’éthique de  « grandeur », est remise en cause. La vérité de l’humanité relève plutôt  du comique que du sublime « imposteur » : « tout ce qu’on  rapporte de grand en parlant des hommes doit nous être bien plus suspect que ce  qu’on en rapporte de grotesque et d’extravagant » [19]. La parodie de Lesage de l’opéra Télémaque présente également le héros éponyme comme un  « benêt » trop prompt à mourir pour son père [20].
      Les  Aventures de Télémaque de Fénelon donnent le plan  de l’ouvrage de Marivaux : « on trouvera dans cette histoire même  liaison et même suite d’aventures que dans le vrai Télémaque » [21]. Les personnages en revanche sont  « différents ». En effet, Marivaux croise le modèle de Fénelon avec  celui de Don Quichotte : les  héros du Télémaque travesti sont des  bourgeois campagnards rendus fous, « enchantés » [22]  par la lecture  des aventures de Télémaque qu’ils entendent reproduire à la lettre. Le désir  d’imitation émane tout d’abord de Phocion qui, frappé par la  « conformité » de la situation de son neveu Timante avec celle de  Télémaque – il attend le retour de son père et sa mère doit subir les avances  de prétendants –, propose à son neveu de lire cette histoire et de partir en  quête de son père. L’ouvrage ne relève donc pas strictement du  « travestissement burlesque » puisque ce ne sont pas les héros de  Fénelon qui se trouvent placés dans une situation ou un contexte  « dégradant ». Pour Gérard Genette, l’ouvrage entrerait alors dans la  catégorie de la « parodie mixte » : des « doubles » de  condition inférieure à celle de leur modèle y parlent leur propre langage	[23]. Mais Genette fait aussi du roman de Marivaux un exemple  d’« anti-roman » comme Don  Quichotte ou Le Berger extravagant de Sorel. En fait les distinctions ne sont pas si nettes au début du  dix-huitième siècle, la parodie ne se distingue pas clairement du  travestissement burlesque : elle est bien souvent à la fois une  transformation du texte source et une imitation burlesque ou héroï-comique du  style. La célèbre définition du burlesque par Charles Perrault : « Le  burlesque, qui est une espèce de ridicule, consiste dans la disconvenance de  l’idée qu’on donne d’une chose avec son idée véritable » [24] fonde, me  semble-t-il, le principe de la parodie telle qu’elle est pratiquée au  dix-huitième siècle : un principe de disconvenance, de discordance avec le  modèle de référence qui va susciter la surprise et, le plus souvent, la  critique. Ainsi pour Marmontel, la parodie est « l’imitation ridicule d’un  ouvrage sérieux » dont l’objectif est de « faire sentir entre les  plus grandes choses et les plus petites un rapport qui par sa justesse et sa  nouveauté nous cause une vive surprise » [25]. C’est pourquoi Marivaux peut bien qualifier son  ouvrage de « parodie burlesque » : non seulement des personnages  de condition inférieure revivent les aventures de leurs éminents modèles, mais  il s’appliquent aussi à imiter (mal) leur manière de parler.
[15] La description entrerait  ainsi dans le « système dualiste » de Fénelon tel que le décrit Noémi  Hepp, proposant une dialectique entre l’instinct du bonheur et le sentiment du  piège (dans Homère en France au XVIIe  siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 622).
       [16] Ph. Sellier, « Les  aventures du cliché » [1993], Essais  sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, « Champion  classiques », 2005, p. 359.
       [17] Marivaux, Le Télémaque travesti,  « Avant-Propos de l’auteur », p. 717.
       [18] Ibid.,  pp. 717-719.
       [19] Marivaux, Le Télémaque travesti, Op. cit., Livre I, p. 721.
       [20] Lesage, Parodie de l’opéra de Télémaque, sc. 6  et sc. 7, Lesage, D’Orneval, Le Théâtre  de la Foire ou l’Opéra Comique, Tome I, 1721.
       [21] Marivaux, Le Télémaque travesti, Op. cit., Livre I, p. 722.
       [22] Le mot se trouve dans le  texte de Marivaux, Ibid., p. 723.
       [23] G. Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré,  Paris, Seuil, « Poétique », 1982.
       [24] Ch. Perrault, Parallèle des Anciens et de Modernes [1692], Genève, Slatkine Reprints, 1979, t. 3, p. 296.
       [25] Marmontel, Éléments de Littérature, Paris, Desjonquères,  2005, p. 845.
