Le Lion et la Souris :
deux usages politiques de l’animal
dans les Fables de La Fontaine

- Michèle Rosellini
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      Seules deux fables de La Fontaine portent dans leur titre le mot « animal ». Cette rareté n’étonne guère dans une œuvre où les animaux sont des personnages désignés par le nom de leur espèce. Un détail toutefois retient l’attention : ces fables se trouvent toutes deux au livre VII ; il s’agit de la première (Les Animaux malades de la peste) et de la dernière (Un animal dans la lune). Il est peu probable qu’un auteur aussi attentif à la composition de ses recueils que La Fontaine n’ait pas voulu cette symétrie [1]. D’autant qu’elle se prolonge dans les détails : au pluriel du premier titre s’oppose le singulier du dernier, et à l’article défini, l’indéfini. Ces différences sont signifiantes : elles indiquent la place des animaux dans leurs mondes respectifs. Ceux de la première fable forment un ensemble unifié : ils sont la population ordinaire des fables animalières ; ici, ils forment même un peuple, politiquement institué par la consultation royale. En revanche l’animal de la dernière fable est à sa place d’animal dans un monde humain : il est donc, fort logiquement, anonyme et muet ; sa présence dans une lunette astronomique est un accident qui perturbe l’observation scientifique et ressuscite d’anciennes terreurs jusqu’à ce qu’un roi bien humain intervienne.
L’intervention du roi dans l’une et l’autre fable donne sens à ces ressemblances formelles. Du peuple animal à la société anglaise et du roi Lion au roi humain se trame une réflexion politique qui bénéficie du dispositif d’inversion symétrique. Quel en est le contenu ? C’est ce que nous nous proposons d’explorer ici.
      Les animaux peuplent la première fable. Les humains en sont absents, à l’exception du berger représentant d’une espèce ennemie du point de vue dominant. L’allégorie fonctionne pleinement, invitant le lecteur à traduire les actions animales en leurs équivalents humains, dans les termes de sa propre expérience. Il peut observer que la société animale s’organise selon une hiérarchie à trois niveaux : le Lion qui règne sur elle ; les « puissances » intermédiaires, qui dominent la cour du Lion comme les grands celle de Louis XIV ; le peuple, soumis à la double domination du roi et de la noblesse. Le récit s’ouvre sur une situation critique, dont la nature, trois vers durant, reste indéterminée : il n’est question que d’un « mal », aussi inquiétant que vague, avant que le narrateur ne se risque à lui donner son nom, « la Peste », mimant par cette réticence la « terreur » posée au seuil de la fable, et longuement décrite en ses manifestations diverses (v. 7-14). La réticence est soutenue par une périphrase (« mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la terre ») qui fait exister, au moins virtuellement, une instance de pouvoir supérieure aux autres : le « Ciel ». Quand le roi Lion « tient Conseil » pour trouver une solution à la crise [2], il s’appuie sur cette hypothèse pour faire une proposition :

 

[…] Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.

 

Cette proposition s’appuie sur une croyance et sur un savoir. La croyance est religieuse, elle confirme l’hypothèse que la peste est un châtiment divin destiné à « punir les crimes de la terre ». Le savoir est historique : « l’histoire nous apprend qu’en de tels accidents / On fait de pareils dévouements ». Il valide une pratique – le sacrifice d’une victime expiatoire – déclarée légitime parce qu’elle a eu cours à diverses époques et en divers lieux. Ce Lion roi agit de fait comme Œdipe Roi dans Thèbes frappée par la peste. Mais il a l’habileté d’anticiper une enquête qui le désignerait peut-être comme le coupable ; il déjoue ainsi le sort d’Œdipe en prenant l’initiative de l’examen de conscience :

 

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons ;
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’excuse ainsi que moi

 

Le « mais », par lequel il passe le relais à ses sujets, est habilement stratégique. Le renard, porte-parole des courtisans, feint à son tour le scrupule de conscience pour disculper vigoureusement le monarque :


Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.

 

>suite

[1] Nous tirons cette conviction des travaux d’Yves Le Pestipon et particulièrement de son analyse de la composition du Livre I des Fables, disponible en ligne sur le site de L'Astrée.
[2] Ce « Conseil » ne peut être assimilé à cette institution monarchique qu’est le Conseil du Roi, ni à l’assemblée des Etats généraux composée de « députés » que le roi de la Cour du Lion convoque par « Une circulaire écriture, / Avec son sceau » ; en l’absence de précision, elle apparaît comme une réunion assez informelle de la Cour, élargie au représentant du peuple qu’est l’âne. Cette imprécision n’est peut-être pas une négligence de La Fontaine puisqu’elle contribue à l’anomie de la situation de parole et du cadre de décision qui aboutit au meurtre collectif d’un bouc émissaire.