Montrer l’invisible et dire l’indicible :
images et langages du divin dans les écrits
sur l’art de J. K. Huysmans

- Aude Jeannerod
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Fig. 8. M. Grünewald, retable d’Issenheim,
La Résurrection, v. 1510-1515

Fig. 9. M. Grünewald, retable d’Issenheim,
La Crucifixion (détail), v. 1510-1515

Au sujet de l’auréole, du halo, ou du nimbe de lumière entourant le visage des saints, Huysmans souligne les limites de cet artifice ; dans Trois Primitifs, Huysmans compare les différents panneaux du retable d’Issenheim, peints par Grünewald et exposés au musée d’Unterlinden à Colmar ; il remarque qu’un effet qui réussit dans la Résurrection échoue ailleurs :

 

Il fut peut-être aussi la victime du procédé qu’il employait et dont Rembrandt devait se servir plus tard, susciter l’idée de la divinité par la lumière émanant de la figure même chargée de la représenter. Admirable dans sa Résurrection du Christ, cette sécrétion des lueurs devient moins persuasive lorsqu’il l’applique à la petite Vierge du Concert des anges et tout à fait inerte lorsqu’il l’emploie pour composer la vulgarité foncière de l’Enfant dans la Nativité.
Il a sans doute trop compté sur des effets, en leur attribuant une plénitude de puissance qu’ils ne pouvaient avoir [47].

 

      Donner le sentiment du divin, suggérer l’idée de Dieu, c’est incarner l’invisible dans la matière picturale. La supériorité quasi surnaturelle de l’œuvre d’art réussie est cette magie symbolique grâce à laquelle « l’invisible apparaît sous les espèces des couleurs et des lignes » [48]. L’on comprend dès lors ce qui fascine Huysmans dans la description de ces tableaux ; c’est que le peintre et lui semblent soumis à la même gageure : faire voir l’invisible, rendre visible ce qui ne l’est pas. Le peintre du divin doit représenter ce qui n’a pas d’image, et le critique d’art faire voir un tableau absent. Huysmans va donc s’inspirer de la technique créatrice des peintres de l’invisible pour se faire l’écrivain de l’indicible.

 

L’inénarrable : la nécessité d’une nouvelle forme littéraire

 

      Plutôt que de s’en tenir à un constat d’impuissance et d’échec des moyens de la critique d’art face à l’art religieux, Huysmans cherche toujours plus âprement à se confronter à cette gageure que constitue l’acte descriptif devant la représentation de l’invisible. Peintre et critique semblent ici unis dans une tentative commune, ou du moins confrontés à des défis similaires : l’un tente de représenter l’irreprésentable, et l’autre s’efforce à son tour de donner une représentation littéraire de cette tentative. Aussi le texte de Huysmans s’écrit-il de façon identique – ou plutôt mimétique – à l’art du peintre : pour pouvoir donner un équivalent de la peinture religieuse, l’écrivain cherche à comprendre en profondeur et à imiter l’acte de création picturale.
      La tâche du peintre d’art sacré est de donner forme et matière à l’invisible et à l’intangible ; en cela, l’artiste semble être sans cesse amené à rejouer le mystère de l’Incarnation. Selon Huysmans, Mathaeus Grünewald est le peintre qui réussit le mieux cette opération quasi surnaturelle qui est « d’exprimer, avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision de la divinité » [49]. Le peintre semble repousser les limites de la représentation en pratiquant « un art sommé dans ses retranchements, obligé de s’aventurer dans l’au-delà », et en rendant l’invisible « visible à l’œil nu » [50]. Même si Huysmans insiste grandement sur l’absence de trucs, de méthodes pour arriver à la représentation de l’instance divine, il tente d’analyser le panneau de la Résurrection du Christ du retable d’Issenheim (fig. 8), en insistant sur le talent de « coloriste inouï » [51] que possède Grünewald. L’on remarque en effet que sa description de l’œuvre d’art insiste sur l’importance des masses colorées et sur les dégradations de teintes :

 

La lumière se déploie en d’immenses courbes qui passent du jaune intense au pourpre, finissent dans de lentes dégradations par se muer en un bleu dont le ton clair se fond à son tour dans l’azur foncé du soir.
(…) La robe écarlate tourne au jaune vif, à mesure qu’elle se rapproche de la source ardente des lueurs, de la tête et du cou (…) ; le suaire blanc qu’entraîne Jésus fait songer à certains de ces tissus japonais qui se transforment, après d’habiles transitions, d’une couleur en une autre ; il se nuance d’abord, en montant, de lilas, puis gagne le violet franc et se perd enfin, ainsi que le dernier cercle azuré du nimbe, dans le noir indigo de l’ombre [52].

 

A cette insistance sur les couleurs s’associe la disparition de la ligne, l’effacement du dessin :

 

Et de ce corps qui monte des rayons effluent qui l’entourent et commencent d’effacer ses contours ; déjà le modelé du visage ondoie, les traits s’effument et les cheveux se disséminent, volant dans un halo d’or en fusion ; (…) et la trame s’allège, devient presque diaphane dans ce flux d’or [53].

 

Dans ce tableau, Grünewald cherche à relever le défi de rendre visible et tangible par la matérialité de la couleur ce qui est invisible – la divinité – et même incompréhensible pour la raison humaine – la résurrection : « nous entrevoyons, traduite par les simulacres des couleurs et des lignes, l’effusion de la divinité, presque tangible, à la sortie du corps » [54]. D’après Huysmans, on ne peut représenter cela par la ligne, qui est le pôle intellectuel de la peinture, mais par la couleur, qui est son pôle sensuel. Comme l’écrit Jacqueline Lichtenstein dans La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, « le dessin est toujours défini comme une représentation abstraite, une forme de nature spirituelle et dont l’origine réside uniquement dans la pensée, la marque d’une activité intellectuelle » [55], alors que « la couleur, c’est le sensible dans ou plutôt de la peinture, cette composante irréductible de la représentation qui échappe à l’hégémonie du langage, cette expressivité pure d’un visible silencieux qui constitue l’image comme telle » [56]. C’est donc le caractère sensible et non intellectualisable de la couleur qui fait que « contrairement à la sculpture, la peinture ne se contente pas de faire voir le visible ; elle rend visible l’invisible, peignant les sentiments, les émotions, et non seulement la forme extérieure du corps humain » [57]. Autrement dit, le divin mystère ne pouvant ni ne devant être appréhendé par la raison, mais par les sens, le dessin doit s’estomper au profit du coloris, comme dans la représentation de la Vierge par Grünewald, dont « la figure [est] diluée dans un halo d’or » [58]. C’est cette dilution de la ligne dans la matière colorée qui permet l’union des contraires – l’« effusion de la divinité » devenant « presque tangible » – mais qui la dérobe du même coup à sa saisie par le langage.
      Réduisant la peinture à – ou au contraire la sublimant en – « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » [59], Grünewald réduit sa force figurative en en décuplant la force transfiguratrice. De la même manière, dans la Crucifixion exposée à Kassel (fig. 9) et décrite dans Là-Bas, c’est en mettant l’accent sur la matérialité colorée de la chair que Grünewald parvient à suggérer l’idée de la divinité, étant à la fois « le plus forcené des réalistes » et « le plus forcené des idéalistes » [60] :

 

L’heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au jus foncé des mûres ; des sérosités rosâtres, des petits laits, des eaux semblables à des vins de Moselle gris, suintaient de la poitrine, (…) et les jambes tordues s’évidaient jusqu’aux pieds qui, ramenés l’un sur l’autre, s’allongeaient, poussaient en pleine putréfaction, verdissaient dans des flots de sang. (…) Jamais peintre n’avait brassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous [61].

 

Comme l’écrit Marina Bernardi, « les contractions tétaniques corrompent la forme, brisent le contour de la figure ; les blessures et les plaies déchirent la peau et décomposent les chairs du Christ en des taches de couleurs » [62]. En effet, comme dans le panneau de la Résurrection, les lignes se dissolvent au profit du coloris : « le Goliath que nous regardions tout à l’heure se dissoudre, retenu par des clous sur le bois encore vert d’un gibet » [63]. Selon Huysmans, le mystère de l’Incarnation – en un corps souffrant – et celui de la Résurrection – en un corps glorieux – sont tous les deux contenus dans l’acte créateur de Grünewald. La transfiguration est la clef de lecture du dispositif représentatif de la Passion et Huysmans « place, en somme, l’expérience esthétique de la défiguration dans la perspective d’un avènement effectif de la dimension de l’esprit et de l’apparition de l’instance formelle absolue : contradiction qui se résout dans le mystère du salut que le Christ incarne » [64].
      De cet art qui réussit à peindre la transfiguration par l’esprit à travers la défiguration du corps, Huysmans ne parvient pas à trouver un équivalent littéraire :

 

Non, cela n’avait d’équivalent dans aucune langue. (…) Non, cela restait unique, car c’était tout à la fois hors de portée et à ras de terre [65].

 

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[47] « Les Grünewald du musée de Colmar », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, p. 303.
[48] La Cathédrale (1898), chapitre VII, OC, t. XIV*, p. 247.
[49] « Les Grünewald du musée de Colmar », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, p. 281.
[50] Ibid., p. 281.
[51] Ibid., p. 283.
[52] Ibid., pp. 282-283.
[53] Ibid., p. 281 et p. 283.
[54] Ibid., p. 283.
[55] J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, « Champs », 2003, p. 163.
[56] Ibid., p. 12.
[57] Ibid., p. 172.
[58] « Les Grünewald du musée de Colmar », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, p. 286.
[59] M. Denis, « Définition du néo-traditionnisme », Art et Critique, n°65, 23 août 1890, p. 540.
[60] Là-Bas (1891), chapitre I, OC, t. XII*, p. 18 et p. 19.
[61] Ibid., pp. 15-18.
[62] M. Bernardi, « Figurations du Christ : religion et esthétique chez Huysmans », Bulletin de la Société J. K. Huysmans, n°90, 1997, p. 2.
[63] « Les Grünewald du musée de Colmar », Trois Primitifs (1905), OC, t. XI, p. 281, je souligne.
[64] M. Bernardi, « Figurations du Christ : religion et esthétique chez Huysmans », art. cit., p. 3.
[65] Là-Bas (1891), chapitre I, OC, t. XII*, pp. 19-20.