Calumnia, De famosis libellis et
ripostes aux attaques injurieuses :

la verve satirique de l’emblème
- Valérie Hayaert
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        Afin de mesurer toute l’originalité de ces inventions, il convient de restituer « l’éthos interrogatif » [12] de ces nœuds problématiques que sont les emblemata, pegmata de deux juristes de la première moitié du XVIe siècle. Sont-ce de simples mots d’esprit ? S’agit-il, plus radicalement, de témoignages patents de la posture critique d’un censeur qui fustige les moindres abus et les pratiques les plus mesquines de son temps ? Le serio ludere est d’abord une pédagogie critique tout autant qu’une philosophie morale très concrète. La verve épigrammatique n’est pas simple estocade, jeu gratuit ou duel éphémère : elle est sans doute, pour Alciat et peut-être pour Coustau, une attitude philosophique en soi.
      Pierre Coustau conçoit d’ailleurs au moins une de ses pièces (In tempora & mores. Mulier imperator, & mulier miles) à l’intersection de trois termes : pegma, emblema et problema. C’est ce lien qu’il s’agit d’expliciter, sur fond de remise en cause des discours d’autorité qu’il travaille : le Corpus Juris Civilis bien entendu, mais également les autorités poétiques et littéraires, qui servent d’argumenta (preuves) à part entière dans le commentaire de droit, le plaidoyer pro et contra, ou bien encore la consultation de droit sur un point précis (consilia). Emblema et problema touchent en effet à la position d’une question philosophique, au sens où la renaissance aristotélicienne a alors entendu ces termes. Em-blema sert à questionner l’incrustation d’une topique (s’agit-il d’un motif appliqué à la hâte ou bien est-il véritablement inséré à propos ?) tandis que Pro-blema suggère d’amorcer le débat éthique à partir de la mise en avant de tous les arguments pertinents et toutes les preuves utiles [13].
      Cet « éthos interrogatif » prend deux formes : tantôt antiphrase railleuse dirigée contre une cible parfois anonymée, il est plus fondamentalement le théâtre d’une pédagogie du libre examen, celui de la méthode philologico-critique qu’Alciat et Coustau, chacun à leur manière, appliquent au commentaire du droit romain, dans la droite lignée de Guillaume Budé. Le discours du philosophe (Pegma cum narrationibus philosophicis) est délibérément un discours mêlé, il doit renouer avec l’idéal pluridisciplinaire de l’orateur cicéronien, qui consiste à émender le Corpus Juris Civilis de ses nombreuses scories mais qui suppose également une activité dans l’arène du prétoire. Ce sont les deux facettes d’une même activité, comme le rappelle Boniface Amerbach dans une lettre à Erasme, en date du 7 octobre 1519 :

 

Je puis dire que lui [Alciat] et notre Zazius [Ulriche Zäzi est originaire de Constance, 1461-1535] sont les deux gardiens des lois, puisque ce n’est pas seulement à l’épuration des textes – bien qu’ils ne l’aient pas négligée – qu’ils se sont exercés, mais dans l’arène et le prétoire [14].

 

      La pratique oratoire du juriste accompli suppose qu’il manie avec autant de verve style simple et style orné. Le discours ironique, fondamentalement polyphonique, se prête par ailleurs parfaitement à la pensée mosaïquée, ondoyante, à sauts et à gambades qui caractérise les emblèmes d’Alciat, les Adages d’Erasme ou les pegmes de Pierre Coustau.

 

Emblèmes et échanges épistolaires

 

      Cet art, que cultivent de manière virtuose, Alciat et Erasme, s’épanouit en particulier dans les échanges épistolaires très suivis que l’un et l’autre s’ingénient à étoffer de « joyaux », d’énigmes ou de créations lexicales audacieuses. Chaque argument, chaque citation ou trait d’esprit est relevé, argumenté, et réorchestré. Que l’échange soit de bonne ou de mauvaise foi, il repose sur un pacte de lecture tout à fait singulier, celui d’une mens emblematica qui s’applique à tous les sujets, et dont Budé, dans une lettre capitale adressée à Erasme, souligne toute la tension et l’énergie.
      A Erasme qui l’accuse de pratiquer le coq à l’âne, Budé répond :

 

Pourquoi me serait-il moins permis qu’à toi de coudre ensemble les matières les plus diverses ? Tu as bien lié, toi, par la colle de ta faconde, des Silène et des Paul, personnages fort dissemblables, les bouffons qui dansent à pieds nus et une gravité héroïque, les fêtes de Bacchus et celles d’Eleusis, et cela avec un raccord bien ajusté à l’ongle et qui trompe l’œil ; et au même endroit, en nous montrant la scène changeant du monde, tu as fait apparaître devant nos yeux stupéfaits des aspects de la réalité qu’on avait jamais vus ni entendus auparavant. En quoi cela se rapporte-t-il à Silène, ou à Dionysos ? C’est au point qu’au moment de faire un sermon à prononcer devant les saints autels, tu n’as pas hésité à emprunter le point de départ et le thème de ton discours, comme on dit, à des poésies presque ithyphalliques [15], et tu as incorporé cela à ta matière avec une habileté vraiment extraordinaire.

 

      Le cœur de cet échange entre Erasme et Budé repose sur les limites raisonnables à fixer à cet art de la digression, qui caractérise par excellence la mens emblematica de ce cercle érudit. Budé se défend d’être le « tropomane » (au sens de maniaque du style figuré) qu’Erasme voit peut-être en lui (« penses-tu que je m’amuse et passe mon temps à ces enjolivements plus qu’il est nécessaire et suffisant, comme un tropomane qui abuse sottement de ces assaisonnements du style ? »). Erasme reproche précisément à Budé l’usage de ce que Quintilien définissait comme un ornement de placage, une pièce rapportée sans lien avec le contexte :

 

Tu me reproches d’avoir inséré dans certains endroits béants, comme des ornements plaqués (emblemata), des matières qui n’auraient pas trouvé d’endroit convenable dans des ouvrages consacrés à des sujets particuliers : c’est ce que tu as apprécié toi-même avec justesse.

 

La réponse de Budé est judicieuse :

 

Mon expression est plutôt une seule gemme que parsemée de gemmes, si bien que rien de remarquable n’en ressort, alors que les plus grands auteurs ont voulu qu’elle soit ponctuée d’ornements plutôt que tissée d’ornements. Je pourrais, si je voulais, répondre d’abord que j’ai jugé que ces digressions insérées dans le corps du livre même étaient des décorations et des flambeaux pour ce traité obscur en soi, vue que, par ailleurs, l’explication des poids et des monnaies, et le relevé scrupuleux des mesures offrait une lecture rebutante. Certes, je plaide volontiers ma cause devant toi, mon cher Erasme, comme si j’avais été accusé auprès de toi, le censeur des lettres, ou comme si tu m’avais accusé toi-même pour l’exemple que je donnais d’une abondance en quelque sort fastueuse, rutilante, éclaboussante de luxe, contrairement à l’usage fixé par les Anciens dont les goûts ont sans aucun doute force de loi pour l’ordre des érudits.

 

      Dans cet échange enlevé, le débat reproduit une scène de tribunal, et la manie du « tropomane » signale le seuil à ne pas dépasser dans l’emploi des ornements rapportés. Entre les trois images du tissage, de la gemme et de la galerie éclairée de flambeaux, il convient de trouver la « colle de la faconde », la norme du beau et du bien dire, sans que l’ornement s’en trouve plaqué, donc boiteux. L’emblème est dans ce contexte un ornement rhétorique à incruster et seul le lecteur diligent peut faire apparaître les allusions à lui manifestes de la collaboration en actes des diverses instances d’énonciation qui font de ces lettres de véritables carrefours dialogiques. L’exemple de la correspondance d’Erasme et d’Alciat est un théâtre propice à l’examen de ces processus : l’un et l’autre des correspondants, tour à tour destinateur et destinataire, préviennent tour à tour les objections de l’un en anticipant les développements de l’autre.

 

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[12] P. Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001.
[13] Je remercie Anne Teissier-Ensminger d’avoir noté cette paronomase « On se semble pas, par exemple, s’être demandé si le vocable emblemata n’aurait pas pu, entre autre raisons, avoir été choisi par Alciat pour concrétiser la distinction entre les parts juridique et parajuridique de son activité, dans la mesure où il donnait l’opportunité de jouer, via un effet de paronomase, avec una autre métaphorisation, le terme problemata, que venait de remettre à l’honneur la « renaissance » aristotélicienne. Etymologiquement en effet, il se dessinait une antithèse entre l’objectivation scientifique (philosophique ou juridique), qui suppose un rapport intellectuel de distanciation et de face-à-face, connoté par le préfixe « pro » (placer devant) et la superposition-incorporation qui commande, sur le mode de l’attraction et de l’affinité, le rapport esthétique à la tradition, exprimé par le préfixe « en », (appliquer sur), qu’on pourrait donc dire, dans tous les sens du terme, « impressionniste ». Il y aurait ainsi, à la base, la suggestion entre un tropisme d’investigation et un tropisme de réappropriation, une posture de critique et une autre de transmission, ou encore entre un univers d’apories et au contraire un trésor réconfortant d’ « opinions communes », reflétant l’habitus intellectuel ambivalent de ce professeurs de Droit, qui étaient, avant la lettre, des enseignants chercheurs. » in Le sanctuaire du Droit visité par l’image. A propos d’une thèse récente » Revue historique de droit français et étranger, Dalloz, 86 (3) juill.-sept. 2008, p. 383-395. Daniel Russell note également que dans tous les exemplaires qu’il a pu consulter du  Chorle and Birde de John Lydgate (1430, cité par le Oxford English Dictionary), le mot embleme est remplacé par le terme probleme. Difficile de n’y voir là qu’une simple erreur de transcription.
[14] Lettre 1020, de Boniface Amerbach à Erasme, Bâle, le 7 octobre 1519. Toutes nos références à la correspondance entre Erasme, Alciat et Budé viennent de l’ouvrage collectif La Correspondance d’Erasme, traduction intégrale en 12 volumes, Institut pour l’étude de la Renaissance et de l’Humanisme, sous la direction d’A. Gerlo et de P. Foriers, University Press, Bruxelles, 1974-80.
[15] M.-M. de la Garanderie a analysé comment la Concio de Puero Jesu, publiée par Erasme à Gand en 1511, réunissait à la fois un sermon qui devait être récité par un enfant de l’école de John Colet à Londres ainsi que des poésies religieuses sur le même sujet, mais pour lesquelles Erasme a employé des mètres anciens, les hendécasyllabes saphiques, qui sont ordinairement assimilés au mètre ithyphallique propre à la poésie érotique.