Franges d’autel ou la tentation
du livre de luxe au Québec

- Stéphanie Danaux
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Fig. 5. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

Fig. 6. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

Fig. 8. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

Fig. 9. E. Delacroix, Méphistophélès dans les airs, 1828

Fig. 10. E. Delacroix, Faust dans son cabinet, 1828

Fig. 11. J.-B. Lagacé, Franges d’autel, 1900

      Plusieurs éléments indiquent que Lagacé développe aussi un travail de création complexe à partir de l’énoncé littéraire. Dans Deus Absconditus, aucun vers ne précise la nature exotique de la faune et de la flore de ce premier matin, pas plus que l’architecture gothique dans laquelle se déroule cette messe originelle. Lagacé exploite donc les silences et les non-dits du poète pour compléter selon son goût le décor des illustrations, révélant dans le même temps sa maîtrise de l’iconographie chrétienne. De la même manière, dans l’illustration droite de Deus Absconditus, il utilise par deux fois le thème de l’eau – l’océan à l’arrière-plan et la chute d’eau au premier plan –, symbole de la pureté et de la renaissance par le baptême. La colombe isolée symbolise l’Esprit Saint, mais représentée en couple, elle fait aussi référence à l’union de la vie matérielle et spirituelle. L’approche de Lagacé, plus créative qu’il n’y paraît au premier regard, est allégorique, bien que ces allégories reposent sur une iconographie préalablement définie. En revanche, si les palmiers sont l’attribut traditionnel des martyrs chrétiens, ils ont ici pour fonction, comme l’oiseau de paradis, de donner une touche enchanteresse au paysage, tout en équilibrant la composition vis-à-vis de la page opposée. Ces éléments relèvent d’un exotisme de convention, sans réelle recherche documentaire, qui contribue néanmoins à l’atmosphère de mysticisme et de merveilleux qui baigne ces images. En parallèle, les costumes modernes des hommes dans la foule agenouillée permettent à l’illustrateur de s’affranchir du texte en puisant quelques éléments dans la vie de son époque.
      Lagacé a assimilé l’importance du symbolisme de l’hostie et de l’ostensoir chez Dantin. Ces deux motifs sont récurrents chez Dantin, poète symboliste fasciné par le mystère de l’Incarnation – le plus grand des symboles chrétiens –, mais doutant de sa propre foi [10]. A chaque citation de l’hostie dans un poème, Lagacé en propose une représentation. Ce motif apparaît dans les illustrations de Deus Absconditus, Processions, Les Etoiles, Mysterium Fidei (fig. 5), Le Nénuphar et L’Hostie du maléfice de Dantin, mais aussi dans Petit vitrail et Les Déicides de Nelligan, Bene scripsisti de Me de Gélinas et quelques autres. Lagacé représente l’hostie rayonnante, en référence à l’Esprit Saint (Les Etoiles, Le Nénuphar), ou percée de trois clous et saignante, en référence au calvaire du Christ sur la croix (Les Déicides). A plusieurs reprises, il l’associe au trigramme « IHS », forme contractée du nom de Jésus en grec ancien, « IHESUS » (Le Nénuphar, Les Etoiles). Le mot « Hostia » apparaît dans plusieurs compositions en forme de cartouche (Le Nénuphar, fig. 6). Lagacé inclut également plusieurs citations christiques, comme « Hoc est Corpus Meum », qui constituent des références explicites au mystère de la transsubstantiation (Bene scripsisti de Me). Les illustrations offrent ainsi une métaphore du Saint-Sacrement, car elles enveloppent les poèmes comme l’ostensoir enchâsse l’hostie. Lagacé retient aussi l’importance du thème de l’astre solaire, exploité dans les vers de Deus Absconditus, Soleil d’hiver, Paysage et d’autres morceaux de Dantin. Si certains motifs lui sont peut-être soufflés par Dantin, leur utilisation révèle chez Lagacé une connaissance des rituels chrétiens, du latin et de l’iconographie religieuse traditionnelle, ce que confirme par la suite son œuvre en tant que dessinateur de vitraux [11].
      Lagacé ne saisit cependant pas, ou ignore délibérément, l’ironie, l’amertume et même la violence qui teintent certains poèmes du recueil. Chez de Bussières, le Christ est comparé à un troubadour (Désolation). Chez Dantin, les scènes sacrificielles et profanatrices abondent, flirtant avec l’iconoclasme (L’Hostie du maléfice). Chez Nelligan, le thème de la mort du Christ teinte l’écriture d’une grande violence (Les Déicides, fig. 7 ) [12]. Malgré les doutes qui émaillent l’énoncé littéraire, les illustrations de Lagacé, d’inspiration religieuse et théologique, louent le mystère de l’Eucharistie et l’amour de Dieu, sans ambivalence ni ironie. Lagacé opère des choix dans les thèmes de ses illustrations, négligeant les strophes les plus équivoques, sans doute pour ne pas heurter le clergé ou encore ses propres convictions. L’image devient source de relecture subtile de l’énoncé textuel, ce qui permet à Lagacé d’affirmer l’indépendance de son art.

 

Du Romantisme à l’Art nouveau

 

      Plusieurs éléments de cette édition insolite suggèrent un héritage du livre romantique. L’abondance sans précédent de l’illustration, qui s’infiltre partout, le rejet complet du hors-texte, au profit de la vignette in-texte ou de l’encadrement, ainsi que l’absence de contours rectilignes faisant office de cadre indiquent une volonté – caractéristique du livre romantique – d’harmoniser le passage du texte à l’image. Leur proximité visuelle favorise une symbiose entre les deux énoncés, encouragée par l’absence de décalage entre le passage sélectionné par l’illustrateur et sa traduction en image. La disparition de la bordure n’est cependant pas systématisée et, même lorsqu’elle est effective, l’effet de contraste entre le blanc du papier et le traitement sombre des compositions crée souvent, tout particulièrement dans L’Hostie du maléfice, un cadre en négatif autour du dessin (fig. 8). Les vignettes in-texte, tout en étant positionnées à l’intérieur du corps de texte, respectent quant à elles les limites de la justification du texte. Elles présentent globalement les mêmes formats d’une page à l’autre et restent au centre de la page, sans être entourées par le texte et sans diversité dans les formats, les tailles ou les positionnements. L’usage du dessin à la plume et à l’encre rappelle également les vignettes gravées romantiques, qui imitaient volontiers cette technique. L’adoption de ce médium dans Franges d’autel résulte toutefois d’impératifs techniques consécutifs à la reproduction photomécanique. Ce procédé reste dominant dans la presse et l’édition au Québec jusqu’aux années 1920. L’intérêt de Lagacé pour le mouvement et les compositions dynamiques suggère aussi une réinterprétation des modèles de l’illustration romantique, quoique l’usage excessif du clair-obscur – qui vise à dramatiser les compositions par un travail sur la lumière – tende parfois à figer les personnages.
      L’attrait pour le Moyen Age, qui s’exprime autant dans le choix des sujets que dans celui des mises en page, reflète également cet intérêt tardif pour le courant romantique. Le goût de Lagacé pour les scènes sombres et terrifiantes, dans lesquelles le déploiement imaginaire va volontiers jusqu’au fantastique, s’inscrit également dans cette tendance. Les illustrations de nombreux poèmes multiplient les figures fantastiques. Anges ailés et auréolés, noirs démons et serpents entortillés se côtoient dans un univers nocturne, voire ténébreux. Dans L’Hostie du maléfice, Lagacé, tout en apportant un soin particulier à la représentation des décors d’inspiration gothique, plonge le lecteur dans un monde infernal (fig. 8). Le corps nu, musclé et sombre de Satan, aux ailes pointues et déployées, rappelle celui de Méphistophélès volant au-dessus de la ville dans les lithographies réalisées en 1827 par Eugène Delacroix, artiste romantique par excellence, pour le Faust de Johann Wolfgang von Goethe (fig. 9). De même, la vignette représentant le héros, Guido, debout devant sa table de travail, évoque la scène figurant Faust dans son cabinet. Plusieurs éléments semblent empruntés à la lithographie de Delacroix : le héros, à la barbe en pointe, apparait debout devant sa table de travail, recouverte d’un drapé et de plusieurs livres ; un siège curule (siège aux pieds incurvés formant un X large, sans dossier ni accoudoir) recouvert d’un coussin et une lampe suspendue au plafond meublent la pièce (figs. 10 et 11). La connivence entre ces illustrations n’est sans doute pas le fruit du hasard, car le long poème de Dantin partage avec le Faust de Goethe le thème du pacte avec le Diable.

 

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[10] F. Hébert, « L’ "hostie" de Dantin », art. cit., p. 250.
[11] En 1929, Lagacé dessine onze vitraux historiés pour les fenêtres du rez-de-chaussée de la basilique Notre-Dame de Montréal.
[12] P. Beaulieu, « L’Œuvre poétique de Louis Dantin », art. cit., p. 78 et F. Hébert, « L’"hostie" de Dantin », art. cit., pp. 247-250.