ALPHABET d’Emmanuel Sougez :
une œuvre manifeste ?

- Juliette Lavie
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Fig. 6. Page 48 de la rubrique Actualité graphique, 1933

Fig. 7. Page 27 de la revue Plaisir de France, 1934

Fig. 8. E. Sougez, Regarde ! « Mes photos », 1931

Fig. 9. E. Sougez, Regarde ! « Mes photos », 1931

La photographie comme dépassement du langage écrit ?

 

Henri Jonquières connaît-il le travail de son confrère Franz Roh [15], historien de l’art allemand, qui lance en 1930 sa première collection de livres de photographies ? Leurs démarches semblent identiques, pourtant l’intérêt que porte l’éditeur français à la typographie fait toute la différence. Alors que Franz Roh se sert uniquement de « la photographie comme un dépassement du langage écrit (…) et un outil pédagogique » [16], son confrère réfléchit sur la forme de la lettre et le contenu textuel de l’album. Il emploie une famille de caractère rendue populaire depuis peu par Paul Renner en Allemagne et par Cassandre en France : l’Antique dont la forme linéaire géométrise la lettre et renforce son aspect graphique. Néanmoins, il ne faut pas comprendre la démarche d’Henri Jonquières comme un renoncement à l’éducation de l’enfant par la photographie mais comme l’union de la lettre et de l’image dans le but d’éduquer. Car tout tend à faire de l’image photographique son usage, son esthétique et son rapport au texte, un instrument pédagogique comme le propose Franz Roh.

Au même moment Edward Steichen, photographe de renommée internationale, et sa fille Mary Steichen Martin expérimentent dans un imagier intitulé The First picture book, Everyday things for babies la photographie comme outil de communication visuelle. Ils renouvellent l’expérience l’année suivante, avec la publication de The Second picture book, Everyday things for babies [17]. Le constat est général ; l’image, et plus particulièrement l’image photographique, trouve dorénavant une place dans les publications destinées à la jeunesse tant en Europe qu’aux Etats-Unis où l’idée d’une transmission des savoirs par la photographie se développe en ce début des années 1930.
Mais Henri Jonquières innove, en publiant un album où le texte et la photographie participent ensemble à l’éveil intellectuel de l’enfant. Ni Steichen, ni Roh ne proposeront ce type d’ouvrage. Ainsi, avec la publication de Regarde ! « Mes photos » et d’Alphabet, l’éditeur répond avec nuance à l’affirmation de Laszlo Moholy-Nagy selon laquelle « l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie » [18]; car en publiant un album légendé et un alphabet, Henri Jonquières réintègre la lettre et le mot aux côtés de la photographie dans les savoirs à diffuser. L’originalité de ces albums vient de cette combinaison des langages et du savoir-faire d’Henri Jonquières et d’Emmanuel Sougez, l’un amoureux de la typographie, l’autre photographe-illustrateur. Cette association professionnelle leur permet de réaliser une œuvre, qui manifeste à sa mesure un rapport inédit entre une typographie moderne et une photographie objective. Ainsi, ils renouvellent un type de publication qui se trouvait privé en France de ces avancées : le livre pour enfants.

 

Alphabet, un maillon de l’histoire du livre

 

La mention inscrite, en 1931, dans les pages de l’édition du Cercle de la librairie précise le caractère particulier des éditions Henri Jonquières : l’impression en plusieurs langues. Si le partenariat avec l’Allemagne [19] est clairement établi pour Regarde ! « Mes photos » diffusé simultanément sous le titre Aufgewacht ! Der photo Onkel chez un confrère du nom d’O. C. Recht, pour Alphabet les indications restent floues. Tout pousse à croire à l’existence d’un partenariat ou d’une diffusion européenne, car les documents retrouvés présentent des exemplaires trilingues associant le français, l’anglais et l’allemand. S’ajoute à ce constat l’hypothèse inédite selon laquelle trois éditions auraient été conçues pour chaque pays de diffusion : la France, l’Allemagne et les pays anglo-saxons. Divers éléments valident cette théorie. La section Actualité graphique de la revue Arts et Métiers graphiques en janvier 1933 présente deux doubles pages de « l’Alphabet de Sougez, édité par Antoine Roche » [20]. La direction de la revue a sélectionné les lettres A et S, toutes deux extraites d’une édition où se succèdent dans cet ordre les mots en allemand, en anglais et en français (fig. 6). Un mois plus tard, en février 1933, Alphabet est exposé à la Société Française de Photographie [21]. L’exemplaire choisi présente successivement le mot anglais, allemand puis français. Finalement, en décembre 1934, la revue Plaisir de France inscrit dans sa rubrique « Cadeaux » (fig. 7) une annonce sur une série de livres d’images pour enfants [22] dans laquelle l’illustration d’Alphabet provient d’une édition où le français précède l’anglais et où l’allemand conclut l’énoncé des mots.

Une fois encore, la formule est stimulante car elle prend sa source au cœur de l’histoire du livre. Henri Jonquières et Emmanuel Sougez semblent s’approprier ou avoir à l’esprit le message de l’Orbis Sensualium Pictus de Comenius, publié pour la première fois à Nuremberg en 1658, mais ils le proposent sous une forme modernisée. Avec Alphabet, ils invitent l’enfant à reconnaître et à identifier trois langues européennes. C’est aussi le moyen de l’intéresser aux valeurs culturelles de ces pays frontaliers. Mais le message que souhaitent transmettre l’éditeur et l’auteur est plus universel ; il a pour but de fédérer la jeune génération qu’elle soit anglaise, française ou allemande après le conflit marquant de la Première Guerre mondiale auquel ils ont participé. Finalement, dans une visée que nous pouvons qualifier aujourd’hui de chimérique, ils cherchaient à réunir les peuples à travers l’enfant et à construire une histoire qu’ils souhaitaient édifier sur des bases communes.

La référence à l’Orbis Sensualium Pictus n’est pas anodine. Elle inscrit Alphabet dans une démarche ancienne, mais pionnière. Car Comenius est le premier auteur connu à utiliser pour sa valeur éducative le texte associé à l’image [23]. Il unit donc ces deux langages dans un ouvrage qui prétend éveiller l’enfant au monde sensible qui l’entoure. Ainsi, l’idée développée par Alphabet reprend ce principe en le systématisant. Là où Comenius illustrait de quelques images dessinées son texte, Sougez et Jonquières répondent par une profusion d’images. Pour les 26 lettres de l’alphabet, ils sélectionnent 26 photographies et positionnent Alphabet comme l’un des maillons de la grande histoire du livre. Si Regarde ! « Mes photos » (figs. 8 et 9) offre un premier essai sur l’usage simultané du texte et de l’image, c’est Alphabet qui pousse plus loin cette utilisation en évoquant, dès son intitulé, une proximité explicite entre la lettre, le mot et sa représentation, dépassant nous semble t-il les propositions de l’Orbis Sensualium Pictus.

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[15] O. Lugon, « Nouvelle Objectivité, nouvelle pédagogie. A propos de “Aenne Biermann. 60 Fotos” 1930 », art. cit., p.29.
[16] Ibid., p.29.
[17] E. Steichen, M. Steichen Martin, The First picture book, Everyday things for babies, New York, Editions Harcourt, Brace et Cie, 1930. E. Steichen, M. Steichen Martin, The Second picture book, Everyday things for babies, New York, Editions Harcourt, Brace et Cie, 1931. Voir ici.
[18] O. Lugon, « Nouvelle Objectivité, nouvelle pédagogie. A propos de “Aenne Biermann. 60 Fotos” 1930 », art. cit., p. 33.
[19] E. Sougez, Aufgewacht ! Der photo Onkel, Editions Kompass Verlag, Basel und Leipzig, 1931. Nous n’avons pas trouvé lors de nos recherches d’informations complémentaires sur l’éditeur allemand du nom d’O. C. Recht. Nous tenons également à préciser ici l’importance des liens qu’ont entretenus Henri Jonquières et Emmanuel Sougez avec l’Allemagne dans la période de l’entre-deux-guerres.
[20] Dans « Actualité graphique », art. cit., p. 48.
[21] « Du 15 février au 15 mars sera installé en notre hôtel une exposition de M. Sougez chef du service photo de l’Illustration : 50 vues de Notre-Dame et pages débrochées des publications “Regarde” et “Alphabet” » (Bulletin de la SFP, n°2, février 1933, p. 26).
[22] « Cadeaux », dans Plaisir de France, art, ameublement, jardin, mode, tourisme, mondanités, n°3, 1ère année, 1er décembre 1934, pp. 26-27.
[23] S. Le Men, Les Abécédaires français illustrés du 19e siècle, Paris, Promodis, 1984.