Des mots et des couleurs :
la mer Rouge sur les cartes médiévales

- Dominique Donadieu-Rigaut
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Fig. 1. Mappa Mundi, Beatus de Saint-Sever

Fig. 1 bis. Mappa Mundi, Beatus de Saint-Sever
(détail, centré sur la mer Rouge)

       Tous ces discours savants, antiques ou médiévaux, s’interrogeant sur la couleur singulière de la mer Rouge et son impact sur la nature environnante, trouvent un écho dans les cartes médiévales [16] qui réservent à cette mare rubrum une place à part, ou plutôt une couleur à part.
       L’un des cas les plus flagrants de ce phénomène se trouve dans le manuscrit du Beatus de Saint-Sever [17] réalisé durant la seconde moitié du XIe siècle (probablement entre 1060 et 1072) pour Grégoire de Montaner, abbé du riche monastère de Saint-Sever implanté en Gascogne. Cet ouvrage contient entre autres le célèbre commentaire de l’Apocalypse rédigé vers 786 par un moine appartenant à la communauté de Liebana (Asturies). Une immense mappa mundi (fig. 1) occupe deux folios en vis-à-vis (45 bis v-45 ter). Cette carte accompagne le prologue du commentaire dédié à la mission des apôtres, c’est-à-dire à leur dispersion aux quatre coins de l’univers. Elle se déploie magistralement dans le livre ouvert pour donner à voir dans sa totalité l’amplitude d’un monde à christianiser.
       Sur cette mappa mundi, toutes les eaux sont figurées d’une seule et même couleur, le bleu, attribué aussi bien à l’anneau océanique primordial entourant la terre qu’à la mer Méditerranée, sans oublier les multiples fleuves, lacs et rivières serpentant entre les « picto-monuments » et les chaînes montagneuses. Au sein de cette masse aquatique unifiée par le bleu marine, la mer Rouge, résolument rouge, force le regard. Bien qu’en contact avec l’anneau océanique, ses eaux ne se mêlent pas à celles de l’Océan, comme si le rouge et le bleu ne pouvaient se mélanger, alors même que l’Océan et la Méditerranée, de même « nature », sont en communication fluide et permanente. La mer Rouge affiche « sa » couleur très saturée qui la positionne de façon singulière par rapport aux autres éléments de la carte, qu’ils soient textuels ou iconiques. Elle est d’un rouge intense, plus rouge que les bateaux vides de l’Océan, plus rouge que les liserés ourlant les îles vertes, plus rouge, même, que les lettres capitales désignant les villes, les régions, les provinces et les continents. Elle partage en revanche sa couleur avec les quatre mots les plus imposants de la carte, les quatre points cardinaux, encadrés par des cartouches rectangulaires : l’Oriens, placé en haut comme il se doit (étrangement « immergé » ici dans les eaux de l’Océan) ; l’Occidens, dont le cartouche jaune vient jouxter le ruban océanique ; puis le Septentrio et le Meridies, inscrits aux deux extrémités latérales de la carte, dans des rectangles qui semblent s’être glissés sous la mappa mundi, entre l’image et le parchemin.
       Cette « coïncidence colorielle » entre la mer Rouge et les quatre termes qui orientent l’univers n’est pas fortuite. Elle est d’ailleurs confirmée par la direction même de la mer Rouge, parfaitement parallèle aux rectangles jaunes situant le Nord et le Sud, eux-mêmes parallèles aux bords du livre. La rive méridionale de la mer Rouge, rectiligne, semble tracée à la règle. Notre mare rubrum remplit donc une fonction essentielle non seulement dans le positionnement de ce monde ovale au sein de l’univers mais aussi dans le cadrage de la représentation cartographique au sein même de la double page. Grâce à sa forme verticale très étirée, elle clôt l’okoumène sur toute sa largeur, côté Sud. Elle en constitue la limite méridionale car de l’autre côté de la mer Rouge se trouve le monde inconnu [18]. C’est tout au moins ce que nous apprend le petit texte situé précisément derrière la mer Rouge, littéralement coincé entre ses rives et celles de l’Océan (fig. 1 bis, détail) :

 

       En plus des trois parties du monde, il y a au Sud une quatrième partie au-delà de l’Océan, qui nous est inconnue à cause de l’ardeur du soleil. Dans ces contrées, on prétend fabuleusement que vivent les Antipodes.

 

       Ce fragment discursif est directement tiré des Etymologies d’Isidore de Séville [19]. Même s’il n’évoque pas la mer Rouge mais les confins méridionaux de l’Océan, son mode d’inscription sur la carte établit des relations visuelles avec cette mer singulière et incite ainsi à penser que le lieu des Antipodes se trouve quelque part au-delà de la mer Rouge. En effet, les quatre lignes de texte, écrites à l’encre rouge, suivent son rivage ; et pour les lire correctement, il faut tourner le livre de 45 degrés, comme pour lire les dix lettres noires disposées sur la mer Rouge : MARE RUBRUM.
       Ainsi, en plus des toponymes parcourant en tous sens la mappemonde, des extraits de discours encyclopédique interviennent directement sur la carte, emplissant les zones inconnues et inhospitalières de savoir humain. Là où, sur d’autres cartes de Beatus [20], sont dessinés les Sciapodes (ces étranges personnages s’abritant du soleil sous leur pied unique, et dont on se demande, au Moyen Age, s’ils sont christianisables), on trouve ici des bribes de culture savante exorcisant en quelque sorte les terrae incognitae. L’emplacement de ce bloc scripturaire sur la représentation cartographique, sa couleur, son sens de lecture génèrent des connexions visuelles qui modifient la teneur de ce texte en le rapportant à d’autres lieux.
       Un autre texte, situé cette fois-ci non pas en bordure de la mer mais à l’intérieur de ses limites dans un cartouche jaune, fournit d’autres informations sur le positionnement géographique de la mer Rouge. Il est à lire dans le même sens que le texte précédent et provient de la même source, le livre XIV des Etymologies d’Isidore de Séville :

 

       Taprobane, île de l’Inde, soumise à l’Eurus [=vent du Sud-Est], à partir de laquelle commence l’Océan Indien, s’étendant en longueur sur 875 000 pas et en largeur sur 625 000 stades. Elle est séparée [de l’Inde] par un bras de mer qui coule entre les deux ; elle est tout entière remplie de perles et de pierres précieuses : une partie est pleine de bêtes et d’éléphants, tandis que les hommes en occupent une autre partie [21].

 

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[16] Outre les nombreuses études monographiques sur les cartes médiévales, je renvoie essentiellement, pour la compréhension de ces documents entre écriture et graphisme, à l’ouvrage essentiel de Christian Jacob, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992.
[17] Sur ce manuscrit et le contexte de sa réalisation voir en particulier Jean Cabanot (dir.), Saint-Sever, Millénaire de l’Abbaye, Colloque International 25, 26 et 27 mai 1985, Dax, CEHAG, 1985. Voir aussi le site du Beatus de Saint-Sever.
[18] Voir Danielle Lecoq, « Au-delà des limites de la terre habitée : Des îles extraordinaires aux terres antipodes (XIe-XIIIe siècles) », dans Terres à découvrir, terres à parcourir. Exploration et connaissance du monde XIIe-XIXe siècles, Paris, 1998, pp. 15-41.
[19] Livre XIV (De terra et partibus), chapitre 5 (De Libya).
[20] C’est le cas par exemple dans le Beatus de Burgo de Osma, Archives de la cathédrale, Cod. 1 (1086), fol. 34v-35.
[21] Chapitre 6 (De insulis). Taprobane insula Indiae subiacens ad Eurum, ex qua Oceanus Indicus incipit, patens in longitudine octingentis septuaginta quinque milibus passuum, in latitudine sescenta viginti quinque milia stadiorum. Scinditur amni interfluo ; tota margaritis replena et gemmis : pars eius bestiis et elephantis repleta est, partem vero homines tenent.