Le modèle cartographique
dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard

- Isabelle Chol
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       La référence cartographique est relativement fréquente dans la poésie d’expression française depuis les années soixante. Emmanuel Hocquard, l’un des représentants de cette génération d’écrivains, évoque à de multiples reprises, les cartes géographiques. Ce sont celles de son enfance. La carte est aussi cet objet imaginaire construit dans le texte littéraire. Son évocation accompagne une réflexion sur la littérature mais aussi une pratique de l’écriture proche de la description d’objets ou de fragments. De fait, la référence archéologique est aussi fréquente chez les poètes de cette génération, d’Emmanuel Hocquard à Gérard Titus-Carmel. S’il ne s’agit pas pour le poète de vénérer le passé ni d’exprimer sa nostalgie d’un monde disparu, le texte, la « géographie grammaticale » dont parle Claude Royet-Journoud [1] mettent en scène la dislocation, la perte, et ce qui reste, c’est-à-dire aussi bien les morceaux d’une carte incomplète. Sous la plume d’Emmanuel Hocquard, la carte prend ainsi divers aspects et aussi diverses valeurs qui permettent de rendre compte de l’activité du poète, de ses choix et de ses rejets. Ces valeurs peuvent être analysées à partir d’un mouvement de renversement qui fait de la carte géographique l’envers de la création poétique et qui conserve cependant certaines de ses fonctions au sein même du texte poétique. Ce sont donc plus largement les paradoxes du rejet et de l'attrait pour les cartes qui seront ici interrogées.

       Dans « Le bouclier de Persée » (PT, p. 78 et suiv.) [2], Emmanuel Hocquard évoque son enfance et les cartes géographiques présentes dans le bureau de son père. Elles sont à l’origine d’une expérience analogique :

 

Dans le bureau de mon père il y avait un très grand paravent. Sur une des faces s’étalait une carte générale et muette de la Méditerranée, bleue et blanche. C’est sur l’un des panneaux de cette carte que j’ai remarqué pour la première fois que la représentation de la mer Egée ressemble à la silhouette d’un lion bondissant. L’autre côté du paravent représentait une carte détaillée de la Grèce antique, noire et rouge comme les vases, avec les noms des villes et des îles tracés en caractères grecs (PT, p. 79).

 

Le regard que porte l’enfant sur la carte est double. C’est celui de la rêverie analogique qui permet de voir la mer Egée comme un « lion bondissant ». C’est aussi celui de la comparaison suscitée chez l’enfant par un savoir sur les vases antiques grecs. L’analogie poétique est complétée par l’analogie scientifique. Aucune description de la représentation n’est proposée ici. La découverte de la carte, c’est celle des formes, des couleurs qui présentent un territoire, un espace présent ou passé, et que s’approprie l’enfant. C’est aussi celle de ce qui s’y trouve inscrit, ces signes qui désignent des villes et des îles, des lieux qui n’ont de réalité pour l’enfant que dans le tracé des lettres, des « caractères grecs ».
       La carte est ainsi décrite succinctement dans sa matérialité. Certes sa valeur de représentation n’est pas oubliée. Et c’est bien là la caractéristique principale de la carte par rapport à sa fonction utilitaire : dessiner un espace, le représenter, c’est tenter de se l’approprier. Et la Grèce antique que représente la carte évoquée par le poète est aussi le lieu où s’élaborent les bases cosmographiques et mathématiques de la cartographie moderne. L’opération de conception que suppose la carte s’accompagne d’une projection mesurée. C’est cet aspect de la carte géographique que retient Emmanuel Hocquard dans « Il rien » (PT, p. 51 et suiv.). Après avoir cité les deux opérations principales permettant la représentation, le « coefficient de réduction qui s’appelle échelle, et les indications de position qui s’expriment en position de longitude et de latitude » (« Il rien », PT, p. 52), le poète conclut :

 

On retiendra donc qu’une carte est la représentation réduite et chiffrée d’une réalité préalablement connue. Et on notera que la démarche intellectuelle qui préside à son établissement est identique, dans son principe, à celle de toutes les sciences de l’homme.

 

       La carte est ainsi une image, dans le sens de ce qui est à voir, et surtout dans le sens de ce qui donne à voir une réalité déjà là. Elle relève alors du miroir. Mais l’image ne saurait se confondre avec son objet. A l’ouverture de la section intitulée « Légendes », dans Album d’images de la Villa Harris (AI, p. 15) [3], cette citation de Lucrèce rappelle la coupure irréductible entre le réel et son reflet :

 

       Tels que les font apparaître les miroirs ou la surface réfléchissante des eaux, les simulacres p’uisquils reproduisent l’aspect même des choses ne peuvent être que des images matérielles détachées des objets [4].

 

       Le miroir est donc paradoxalement ce qui crée la distance. Il en est de même de la métaphore. Dans « Il rien », elle désigne l’opération de transposition que suppose la carte :

 

       Nous savons bien ce qu’est une carte. C’est la transposition d’une réalité abstraite (le terrain) à une fiction concrète (sa représentation). Autrement dit, c’est une métaphore. Mais cette métaphore a ceci de particulier qu’elle offre des garanties concernant la vérité qu’elle est censée charrier : c’est une métaphore chiffrée (« Il rien », PT, p. 52).

 

>suite
[1] « Une jetée noire. Géographie grammaticale et nocturne. Agrippé à l’air sans le savoir. Alimentant la perte. » (Claude Royet-Journoud, « L’Amour dans les ruines », dans Les Objets contiennent l’infini, Paris, Gallimard, 1983, p. 51).
[2] Emmanuel Hocquard, Un Privé à Tanger, Paris, P.O.L., 1987, pp. 78 et suiv. (PT dans le texte).
[3] Emmanuel Hocquard, Album d’images de la Villa Harris, Paris, Hachette Littérature, 1978, p. 15 (AI, dans le texte).
[4] De même, Claude Royet-Journoud déclare, dans Les Objets contiennent l’infini : « l’image / entretient / la perte » (Op. cit., p. 23).