Ad Marginem, écriture et peinture
chez Paul Klee - Aux marges du tableau :
titres, légendes, signature

- Florence Rougerie
_______________________________
pages 1 2 3 4 5 6 7

       Les marges peuvent donc être entendues à la fois comme les marges du tableau, ce qui l’encadre et ce qui se situe donc en marge, en dehors de lui ou qui peut à l’occasion venir mordre sur son espace, mais aussi comme les marges « du » tableau, c’est-à-dire ce qui se situe à ses marges, dans ses zones périphériques. Notons qu’il n’y pas de traduction terme à terme qui soit satisfaisante en allemand, en dehors de Rand et de ses composés : Randbilder, Randbemerkung (pour les marginalia selon qu’il s’agit d’images ou d’annotations) et enfin Randerscheinungen, qui correspond à la notion de marginalité. Il est donc difficile d’évaluer la fréquence du terme et de son emploi dans les écrits de Klee, puisqu’il ne fait pas l’objet d’une entrée dans l’index de l’édition critique [21]. Les marges enfin ne sont sémantiquement spécifiées que par leur fonction, selon les inscriptions qu’elles portent et dont on n’indique que la position « en bordure ».
       Cet état de fait sémantique porte à considérer avant tout la marge comme lieu, avant de relever les types d’écritures ou d’images qu’elle comporte. Il se trouve cependant que chez Klee, les phénomènes de commentaire, sous forme d’images, de petit dessins répondant au grand ou de gribouillages en marge d’écrits, sont assez rares, sauf s’ils remplissent une fonction d’exemplification de la théorie - texte et image cohabitant naturellement dans ses préparations de cours [22]. Ils caractérisent sinon plutôt les œuvres de jeunesse. Nous nous intéresserons donc essentiellement aux phénomènes d’inscriptions de texte, de mots, de lettres en marge ou dans les marges du tableau, pour essayer de déterminer si le lieu de leur inscription, la marge, joue à cet égard un rôle particulier.
       L’écriture est dans un premier temps effectivement « marginalisée » : réservée à la datation, la numérotation et l’identification de l’œuvre par un titre, ainsi qu’à son authentification par l’apposition d’une signature. Les deux media sont alors encore strictement séparés, jouant des rôles certes complémentaires mais traditionnels et distincts, comme identification ou comme parole que vient contredire l’image. La marge est exclusivement dévolue à l’écriture. On observe cependant chez Klee un mouvement d’invasion progressive des lettres et des mots qui s’emparent de la surface du tableau, au même titre que les moyens formels : lignes, formes, couleurs. C’est donc en suivant ce mouvement de réduction et de fragmentation des éléments du sens que nous étudierons successivement les titres et légendes, les signatures de Klee, puis l’évolution de lettres laissées en liberté, avant de conclure sur le mode de composition et de réception dynamique de ses tableaux, le sens naissant chez Klee d’une circulation entre centre et périphérie, entre le tableau et ses marges, entre texte et image.

 

Titres et légendes

 

       Dans l’espace vierge ménagé par ces marges, Klee inscrit le titre, la date et le numéro de catalogue sur ou parfois sous une fine ligne tracée à la main [23]. Ils sont alors le plus souvent lisibles en même temps que le tableau, sans ce retour irrépressible et parfois violent au cartel imprimé, pour s’assurer du sens et pouvoir nommer avec certitude ce qui existe devant soi :

 

Lors de ma visite au musée, à la galerie, à l’exposition, même si pour un certain temps, je réussis à faire taire l’encombrante rumeur qui m’assaille, il en demeure en quelque sorte collée à l’œuvre une partie essentielle. Il s’agit de ce petit rectangle, cuivre, papier doré, plexiglas, sur le cadre ou tout proche sur le mur, que je ne puis m’empêcher d’interroger.[24].

 

       Le regard peut alors au contraire effectuer un trajet sans heurts du tableau au titre et du titre au tableau, instaurant un jeu de sens, de redondance ou de subtil décalage avec l’image [25]. Les titres de Klee se donnent donc par leur forme expressément à lire comme une légende (au sens étymologique de « devant être lu »), en particulier dans ses travaux d’illustration [26], tout en subvertissant le rapport usuel qui existe entre texte et image [27].

       Les titres se caractérisent par leur richesse et leur invention. Cette association entre titres et poésie a été pressentie par de nombreux auteurs sans que les modalités en soient étudiées [28]. Selon Christina Kröll, le titre est habituellement conçu comme ce qui doit rendre sous forme verbale le contenu effectif ou supposé du tableau, dans la mesure toutefois où il y a adéquation entre le tableau et la chose représentée. C’est seulement lorsque, au cours du XX<sup>e</sup> siècle, le lien (figuratif) entre le contenu signifié et le contenu de la représentation se distend, voire se rompt, que le titre prend tout son sens dans la perception et la compréhension du tableau et qu’il est appelé à jouer un autre rôle auprès de l’image. La relation entre le texte et l’image n’est toutefois pas totalement arbitraire chez Klee qui maintient d’une certaine manière le figuratif comme agent de liaison entre le titre et l’image. Ou plutôt : il emploie des titres qui eux-mêmes « font image », par leur cocasserie, par l’association surprenante de termes incongrus, ou par leur pure poésie. On peut parler à leur sujet d’« évocation » au sens propre : ils sont l’âme du tableau, musicalement parlant. C’est le titre qui le faisant sonner d’une manière particulière, inattendue, lui confère son individualité propre. À chaque constellation, dans cet univers de formes, correspond une configuration unique de mots, dans une sorte d’acquiescement à l’objet ainsi constitué, l’acte de créer en lui-même consistant pour L. Marin à « tirer des divers éléments de l’ordre général de rangement avec leur place établie pour les élever mutuellement à un ordre nouveau [29] ».

 

>suite
retour<
[21] P. Klee, Tagebücher 1898-1918 [1957], éd. par Felix Klee, Köln Dumont, 1968. Nouvelle édition Leipzig et Weimar, 1980. Nouvelle édition critique par Wolfgang Kersten, éd.par la Paul-Klee -Stiftung Bern, Stuttgart - Teufen, 1988.
[22] P. Klee, Das Bildnerische Denken, Schriften zur Form- und Gestaltungslehre,  (première partie), et Unendliche Naturgeschichte. Prinzipielle Ordnung der bildnerischen Mittel verbunden mit Naturstudium und konstruktive Kompositionswege. Schriften zur Form- und zur Gestaltungslehre. (deuxième partie) éd. par Jürg Spiller, Bâle, Schwabe Verlag, 1956 et 1970 ; Ibid., La Pensée créatrice , t. 1, et Histoire naturelle infinie, t. 2, traduction de Sophie Girard, Dessain et Tolra, 1973 et 1977. Ainsi que les textes regroupés sous Klee, Paul, Schriften : Rezensionen und Aufsätze, éd. par Christian Geelhaar, Köln Dumont, 1976 et ibid., Kunst-Lehre [1987], nouvelle éd. par Günther Regel, Leipzig, Reclam, 1995 ; traduits en partie dans P. Klee, Théorie de l’art moderne, [1964] de Pierre-Henri Gonthier, Paris, Denoël, 1971.
[23] À propos de laquelle L. Marin écrit : « Tout autre est le signe d’écriture hors de cet espace privilégié (...). Klee le savait, qui ménageait entre le tableau et son dehors, l’espace de sa limite pour lieu d’une certaine écriture : car à proprement parler, la limite est sans espace, puisqu’elle est la ligne, sans épaisseur, infiniment réduite où se rencontrent un intérieur et un extérieur : bord extrême d’une cavité, avancée ultime d’un espace, dénivellation sans réalité de deux surfaces, la limite ne se propose que comme différence et n’est pensable que comme la contiguïté de deux éléments : Elle est l’infinitésimal de leur écart, la métonymie qui discrètement creuse leur continuité» (Etudes sémiologiques, op. cit., p. 65).
[24] M. Butor, « L’Étiquette », dans Les Mots dans la peinture, op. cit., pp. 9-10. Le passage est commenté par L. Marin dans Etudes sémiologiques (op. cit., p. 66).
[25] Voir ce que dit M. Butor au sujet de Francis Picabia : « Chez Picabia, on voit des titres inscrits, choisis volontairement très loin de ce que le tableau final nous montre, et c’est indépendamment de tout trajet à partir d’un modèle. Le trajet est ici intérieur à la nomination » (Les Mots dans la peinture, op. cit., pp. 62-63).
[26] Livres illustrés de son vivant : C. Corrinth, Potsdamer Platz, oder die Nächte des neuen Messias : Ekstatische Visionen, München, 1919 ; Voltaire, Kandide, oder die beste Welt, München 1920. Plus une attribution faite par : M. Franciscono, « Paul Klee’s lithographic drawings of 1912. Some unsuspected illustrations of Faust », dans Panthéon, Vol.41, n°1, janvier / mars 1983.
[27] On pourrait creuser le double sens de « légende », notamment avec les écritures fictives, l’étude du motif du livre dans l’œuvre de Klee, tant sur le plan formel que thématique. Nous ne citerons que quelques exemples dont les titres sont parlants : Ein Blatt aus dem Städtebuch (« Une page du livre de la cité »), Legende vom Nil (« Légende du Nil »), Urkunde (« Document »).
[28] On trouve les affirmations suivantes chez Grohmann : « Aus Klees Titeln könnte man Gedichte zusammensetzen » (« On pourrait composer des poèmes à partir de ses titres ») ; Platschek : « Klees Bildtitel ergeben, für sich gelesen, bereits Essenzen imaginärer Gedichte » (« Les titres de Klee, lus pour eux-mêmes, produisent déjà l’essence de poèmes imaginaires »). Pour une approche plus générale, voir la thèse d’A.-M. Petit-Emptaz, La Poésie chez Paul Klee, Thèse en Etudes Germaniques, Université de Paris X-Nanterre, 1986.
[29] L. Marin développe ainsi son analyse au sujet du tableau Ein Blatt aus dem Städtebuch (« Une page du livre de la cité », 1928) : « Cette combinaison d’éléments toujours nouvelle, toujours imprévisible peut alors accueillir une signification dernière qui n’avait jamais jusqu’ici été proférée dans aucun langage : une page du livre de la Cité. Il aurait été intéressant de montrer comment avec les mêmes éléments primaires autrement combinés de nouvelles significations inouïes naîtraient, deviendraient visibles : de « Mural » de 1924 à « Document » de 1933 en passant par « La ville pavoisée » de 1927, dans « Comment lire un tableau ? », Noroît, mai 1969, reproduit dans Etudes sémiologiques, op. cit., pp. 99 sq.