Marges ou marginalia dans le manuscrit D
(Douce 360) du Roman de Renart

- Aurélie Barre
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Fig. 11. Renart suit Grimbert jusqu’à la Cour


Fig. 12. Renart s’empare d’un coq


Fig. 13. Renart s’empare d’un coq


Fig. 14. Renart s’empare d’un coq

       Par ces dessins situés dans les marges inférieures du manuscrit, Renart est relégué dans un lieu, à la fois à l’écart et en bas, qui le symbolise. La marge est un espace intermédiaire, entre l’homme et la bête, le bien et le mal, la séduction et le rejet et ce lieu peut être assimilé à Maupertuis, la demeure du goupil, qui en serait la métaphore. En effet, dans le Roman de Renart, Maupertuis est un trou diabolique, comme son nom l’indique (Mau-pertuis [17]), creusé dans le sol, loin de la Cour et du roi Noble. Cette forteresse imprenable où se réfugie le goupil dans plusieurs branches est fréquemment décrite, par exemple dans « Le Siège de Maupertuis » :

 

Misire Noble l’enperere
Vint a castel ou Renart ere,
Et vit molt fort le plasseïs,
Les murs, les tors, les rolleïs,
Les fortereces, les donjons :
Si haut n’i tressist uns bozons.
Vit les tranchees et les murs
Fors et espés et hauz et durs ?
Vit les quernaux desus la mote
Par la ou en entre en la crote
(v. 1621-1630) [18].

 

       Cette forteresse est très précisément illustrée dans un texte épigone de Jacquemart Gielée, Renart le Nouvel (entre 1290 et 1300) [19]. Dans les marges du Douce, lorsque apparaît Maupertuis, à deux reprises, le terrier est rehaussé de créneaux. Mais son habitant, Renart, n’est jamais présent. Le lieu a donc aussi un fonctionnement métonymique : il représente les qualités du renard, à la fois animal, figure sur terre du diable puisque sa demeure est creusée dans le sol, et vaillant chevalier défendant son fief et son château. Ainsi, seuls les messagers extérieurs, étrangers, sont représentés : Brun, Tibert ou Grimbert.
       Maupertuis est à la marge. Le dispositif paginal mime la symbolisation de ce lieu fictif. La tanière demande un déplacement du centre (la Cour, le texte) vers la périphérie (Maupertuis, le dessin) : les différents ambassadeurs accomplissent tous un trajet vers la forteresse ; dans le dessin présent au bas du folio 9r°, Renart quitte sa demeure pour comparaître devant Noble (fig. 11). Paradoxalement, sur le manuscrit, ce lieu relégué à la marge attire le regard et devient le centre ; dans le Roman de Renart, la majorité des aventures débutent par un départ de Maupertuis et se terminent par le retour du goupil dans sa tanière. Renart à Maupertuis est l’anti-héros de son aventure, au centre de son Roman.
       Le renard est un animal familier des marges médiévales où il est généralement défini par sa morphologie (sa queue touffue, son fin museau, sa couleur rousse) [20]. Ces marges illustrent parfois des épisodes bibliques, en particulier l’épisode où Samson détruit les vignes des Philistins en attachant des torches enflammées aux queues de trois cents renards. Dans les marges, y compris en architecture, le renard prêche devant les poules, comme sur la miséricorde de la cathédrale de Wells photographiée par K. Varty (fig. 12) [21] ou dans un manuscrit des Chroniques de Jean Froissart conservé à la Bibliothèque nationale de France [22] ; il se saisit d’un coq ou d’une oie (fig. 13 et 14) [23], parfois, il s’agit d’un lièvre. Dans le Bréviaire de Martin d’Aragon, comme dans la nef de l’abbaye de Saint-Savin, le goupil est pendu ici à un des rinceaux de l’encadrement [24], là à un arbre. Dans toutes ces représentations, le renard n’a qu’une signification : il est le Mal. Il peut symboliser la traîtrise politique, celle d’Harold par exemple dans la tapisserie de Bayeux où le renard accompagne le traître alors que celui-ci prend son dernier repas ; l’idolâtrie, quand, juché sur une colonne ou devant des poules il devient une idole ; Judas lorsque sa couleur rousse devient éclatante, ou le diable qui fait face au Christ.
       Ainsi, dans le manuscrit D, les dessins situés au bas des premiers feuillets ne sont pas simplement narratifs. Leur fonctionnement rappelle aussi celui des marginalia présentes dans de nombreux manuscrits médiévaux : ces dessins questionnent l’autorité du texte, sans jamais pourtant la remettre tout à fait en question, son organisation et sa fixité, et ils proposent, en marge, une fable nouvelle, légèrement différente, qui répète imparfaitement le texte pour le rendre à l’activité créatrice. Et c’est dans la marge que Renart affirme sa véritable signification : la marge est bien le lieu qui le symbolise. Renart, l’anti-héros de son Roman, est à la fois le baron révolté et le diable rejeté à l’écart. Et, par un habile retournement, carnavalesque, les marges du manuscrit D deviennent centrales.

 

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[17] Maupertuis désigne le trou du Mal mais aussi le passage vers le Mal.
[18] « Messire Noble, l’empereur, arriva au château où se trouvait Renart. Il vit la formidable enceinte, les murailles, les tours, les murs de rondins, les forteresses et les donjons, s’élevant plus haut qu’un trait d’arbalète. Il vit les fossés et les murailles, solides, épaisses, élevées, inébranlables. Il vit, au sommet du château, les créneaux qui donnent sur l’entrée » (traduction de J. Dufournet, op. cit., T. 1, p. 125).
[19] Voir l’illustration sur le site de la BnF.
[20] Voir l’article de D. Alibert : « Roux et rusé, l’écart et la marge. Essai sur l’image médiévale du renard et sa signification » (dans Le rire du goupil. Renard, prince de l’entre-deux, sous la direction de J. Rivals, Brive, Le Tournefeuille-Jouanaud, 1998, pp. 107-114).
[21] Sur ces marges, voir l’ouvrage de K. Varty, Reynard, Renart, Reinaert and other Foxes in Medieval England. The Iconographic Evidence, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1999, p. 62, voir aussi passim.
[22] Voir l’illustration sur le site de la BnF.
[23] Voir l’illustration sur le site de la BnF.
[24] Voir l’illustration sur le site de la BnF.